N° 89
L'AUTRE VICTIME
Hervé Bienfait. Editions Siloë, 1995
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L'événement tel qu'il est rapporté/construit par les médias a ceci de problématique
: il reste souvent pour le lecteur un événement brut. Certes, il peut, sur le moment
et suivant sa nature scandaliser, réjouir ou laisser indifférent. Le passage de
l'événement brut à l'événement essentiel nécessite de le resituer non seulement
dans un contexte synchronique mais dans une Histoire, elle-même faite de plusieurs
histoires : personnelle des protagonistes, sociale, culturelle... Cette perspective
ne relève plus du coup de la logique informative mais plutôt d'une approche en termes
de sens, ce qui nécessite une autre patience et un autre regard. C'est ce à quoi H.
Bienfait nous invite dans "L'autre victime".
L'événement dont il s'agit est connu : en 1992, on découvre
que sur le tristement célébre M.C. Ruby, on a jeté par-dessus bord huit passagers
clandestins africains. Un rescapé, par miracle, témoigne et six marins du bâtiment
sont inculpés pour meurtre dont un qui clame son innocence. Tous les éléments d'une
tragédie humaine doublée du drame des survivants sont là et appellent à comprendre.
H. Bienfait, de par sa mission à cette époque (assurant l'accueil
des marins dans le cadre de la Mission de la Mer), sa connaissance et sa sensibilité en
tant qu'ancien marin navigant lui-même, va rencontrer là, au-delà de l'événement, des
destins qui l'interpellent. Répondre à cette interpellation, c'est comprendre et faire
comprendre ces destins. Il le fera à partir de l'histoire et de l'itinéraire de "L'autre
victime", le marin inculpé qui clame son innocence : Dzhamal Arahkamiya.
Ce besoin de comprendre a, chez H. Bienfait, un sens plein :
prendre avec. Prendre avec D. Arakhamiya son destin est l'attitude vraie qui peut justifier
et permettre de "lui prêter parole" pour donner à comprendre.
Pour ce faire, il nous restitue les éléments essentiels (géographiques,
historiques, culturels, religieux, légendaires...)
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du pays natal qui ont forgé le caractère et
les codes de conduites d'Arakhamiya.
Les éléments de son histoire personnelle également, puis l'embarquement
sur le M.C. Ruby et le quotidien de ce long voyage qui permet de saisir au fur et à mesure comment
la tragédie était aussi potentiellement inscrite dans la logique d'un système inhumain et dans
certaines attitudes personnelles condamnables. La découverte des clandestins par les marins du
"pont" va alimenter les discussions et des signes avant-coureurs vont commencer à inquiéter
Arakhamiya. Puis ce fut pour lui, un matin, la découverte du drame qui a eu lieu en son absence
et l'engrenage.
 Une autre vie commence ou plutôt une survie. Survivre dans un labyrinthe
judiciaire totalement incompréhensible pour celui qui se trouve doublement étranger : à ce dont
on l'accuse et au langage même de l'accusation. Survivre c'est-à-dire attendre indéfiniment
dans la privation de sa liberté et l'atteinte à sa dignité, ce qui, pour un marin, est pire
que la plus déchaînée des mers.
 H. Bienfait a fait plus que "prêter parole" à ce survivant, il a écrit
c'est-à-dire doublé son acte d'accompagnement et d'écoute par un acte de reconstitution de toute
une vie, de tout un monde et de toute une machinerie qui les a rendus absurdes. En cela et dans
un style de l'homme sensible à l'Homme, ce que "L'autre victime" nous fait saisir essentiellement,
c'est justement la question de l'étranger en tant que "l'étranger est d'abord étranger à la langue
du droit dans laquelle est formulé le devoir d'hospitalité, le droit d'asile, ses limites,
ses normes, sa police, etc." (J. Derrida). L'Odyssé dramatique d'Arakhamiya, c'est l'histoire
d'un individu doublement victime : d'un destin funeste et, en tant qu'étranger, du Logos d'une
société qui a "d'autres chats à fouetter"... Bien des années après son inculpation, D. Arakhamiya
sera finalement acquitté. La trace de son épreuve, recueillie par H. Bienfait, restera elle,
comme un repère qui alerte sur ce que accueillir l'étranger veut dire.
Abdellatif CHAOUITE
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DU BON USAGE DE LA DISTANCE CHEZ LES SAUVAGEONS.
Azouz Begag et Reynald Rossini. Ed. Seuil, coll.Point Virgule, 1999
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L'ambition des auteurs est de "remixer la question
de l'exclusion avec celle de la mobilité". Exclusion et mobilité concernent
ici les quartiers dits difficiles et plus précisément encore les jeunes de
ces quartiers, à partir d'enquêtes et travaux menés à Grenoble, Lyon, Saint
Etienne et ailleurs. Deux "lieux" ont permis ce remixage : les "bus" et les
"quartiers sensibles". Deux lieux hautement symboliques mais également captifs
de discours et d'imaginaire sociaux dont on ne sait en fin de compte s'ils
reflètent simplement leur complexe réalité ou contribuent fondamentalement
à la façonner. Et ce n'est pas le moindre intérêt de ce livre qui, dans une
démarche socio-anthropologique, nous sensibilise aux processus labyrinthiques
qui solidarisent en fait et font répondre en échos les représentations,
actions, réactions, contre-actions... entre ces quartiers et leur environnement
proche et lointain. Au demeurant, les notions de proche et de lointain se révèlent
ici plus symboliques et renvoient aux distances construites socialement,
psychologiquement et culturellement plus qu'à des distances géo-métriques.
D'où le fait que "l'intégration sociale et urbaine qui consiste en une
politique de "proximisation sociale" ne peut être limitée à la réduction
de la distance géographique".
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Dans le "lieu" bus, les auteurs se sont attachés
à comprendre le sens donné à celui-ci par les jeunes qui l'investissent
autrement que comme un instrument de transport et de lien avec le centre-ville
et surtout de mesurer l'impact de ces nouveaux "fonctionnaires de la civilité"
que sont les médiateurs présents dans ces lieux. Métier encore aléatoire mais
qui se révèle d'une utilité certaine. Dans le "lieu" quartier sensible,
l'analyse nuance beaucoup les représentations globalisantes qui sont véhiculées
et fait comprendre autrement les réactions des jeunes qui relèvent de véritables
stratégies face aux injonctions de l'environnement et non de simples actes
dépourvus de sens.
Dans l'ensemble, le livre nous familiarise avec les
ambivalences, les ambiguités, voire les paradoxes, dans lesquels sont englués
les habitants de ces lieux et sans lesquels on risque de ne rien comprendre
à leurs moeurs et de renforcer le mauvais usage de la distance avec et chez
eux. Un essai utile pour à la fois dédramatiser le débat sur les jeunes dans
ces quartiers, en éclairer les points aveugles et avertir : "Ce que les
sociologues de l'école de Chicago avaient déjà vérifié dans les villes
nord-américaines, dans les années vingt, est maintenant vrai, aujourd'hui,
pour les banlieues françaises."
Abdellatif CHAOUITE
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JE, NOUS ET LES AUTRES. Etre humain au-delà des appartenances
François Laplantine, Ed. Le Pommier, 1999
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Identité, origine,
représentations, que de notions affligeantes, selon l'auteur qui, dans ce
livre, les passe au crible avec toutefois quelques raccourcis que nous ne
manquerons pas de souligner ici.
En effet, l'auteur prend pour base la quête enivrante
de l'identité et des origines -- qu'il dé-monte à juste titre -- pour fustiger
toute forme d'identité. Si d'aucuns conviendraient qu'il faut "se désingulariser
pour s'universaliser", et que l'identité qui comble et ravit, promue en "label
d'existence", peut mener à l'intolérance, pour autant, n'en déplaise à l'auteur,
il est des identités qui permettent moins la séparation que la relation. Du reste,
l'auteur fait l'impasse sur les apports de la psychanalyse quant aux processus
d'identification nécessaire à la constitution psychique du jeune enfant.
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Certes, le réel est hétérogène, incertain, mouvant, polyphonique
et déroutant, il échappe à toute représentation qui veut faire coincider le mot et la chose,
substantialiser ainsi l'identité, l'origine et la quête impossible des racines que l'histoire
ne cesse d'étioler, il demeure (c'est notre objection) que l'identité, pour être précisément
mouvante, peut -- excepté l'intégrisme identitaire -- procéder de l'addition. On est loin de
la conception soustractive, négative, de l'identité à laquelle l'auteur réduit toutes les
identités en jetant en quelque sorte le bébé avec l'eau du bain.
Et "ce qu'on appelle "perte" de références identitaires ou encore
"problème" identitaire doit être salué comme la redécouverte de l'inquiétude et
de la richesse du divers". Comment ne pas souscrire à cette assertion ? Mais de
quel divers s'agit-il ?
Achour OUAMARA
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IMMIGRATION ET INTEGRATION : L'ETAT DES SAVOIRS,
sous la direction de Philippe DEWITTE, Editions la Découverte, 1999
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"Ghetto", "banlieue", "clandestins", ... les mots que l'on associe facilement
au terme immigration sont légions. Sans se cantonner au registre péjoratif,
il est aisé de citer des expressions dont le véritable sens s'est perverti
ou a été oublié dans l'usage courant de la langue. Que signifie vraiment le
" droit des étrangers " ? Quelle réalité recouvre l'expression " Immigration
zéro " ? Restituer la vérité de la chose sous l'apparence du mot, et permettre
ainsi une réflexion débarrassée des idées fausses, " amalgames, idées reçues
et autres contre-vérités " : c'est le travail que se sont assigné les auteurs
de cet ouvrage collectif. Immigration, Intégration : sur ces sujets à l'ordre
du jour, historiens, sociologues, de Jacques Barou à Michel Wieviorka, ont
ainsi entrepris une triple mission :
Tout d'abord, définir précisément l'objet d'étude.
Quelles populations immigrent ? Depuis quand ? Dans quelles conditions ces
populations sont-elles accueillies ? Quelles relations, complexes, les lient
à leur pays d'origine ?
Ensuite, expliquer : les racines historiques, culturelles,
des immigrations et les mécanismes d'intégration, qui n'en découlent pas forcément
comme le rappellent les auteurs. Au travers de ces articles, écrit chacun par un
spécialiste, la France, pays d'accueil ou patrie de la prime au bébé blond, est
questionnée : son rapport aux pays du Maghreb, ses politiques publiques, ses
rapports à l'extrême droite, sont interrogés et donnent alors l'image riche et
contradictoire d'un pays qui connaît des zones d'ombre.
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Enfin, mettre ces connaissances en perspective. Quelles
images, quels clichés véhiculent les populations immigrées ? Quels débats sous-tendent
aujourd'hui les questions de l'immigration et de l'intégration ? " Affirmative Action ",
mégretisme municipal... Les enjeux les plus contemporains sont ici analysés, donnant à
réfléchir sur le passé, mais aussi sur le monde d'aujourd'hui et ses polémiques les
plus actuelles.
Sa mission accomplie, cet ouvrage est alors doublement intéressant.
Etat des lieux et des savoirs au sujet de l'immigration aujourd'hui, il devient par là même
un formidable outil de travail pour les non-spécialistes, étudiants mais aussi acteurs de
terrain ou responsables locaux auxquels il est explicitement destiné. Précis, il a en effet
le mérite de synthétiser l'essentiel des questions posées par et sur l'immigration, et de
donner des éléments de réflexion afin que chaque lecteur trouve des réponses de lui même.
Mais l'aspect essentiel de cet ouvrage est bien qu'il dépasse largement un travail sémantique,
historique, pédagogique, pour s'apparenter à une tâche citoyenne. Rappeler les inégalités
existantes encore dans le droit français au sujet des étrangers, lutter contre le racisme
langagier ambiant, " l'éthnicisation " des rapports sociaux amenant l'exclusion autant que
contre un " antilepénisme médiatique " (Wieviorka) dénué de véritable réflexion : ces objectifs
(remplis) font que l'état des savoirs échappe à deux écueils. Faire d'une photographie de
l'immigration aujourd'hui un tableau-inventaire froid et statistique. Et tomber dans la
" bien-pensance " de l'antiracisme de bazar.
Véronique MOUGIN
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LANGUE ET POUVOIR EN ALGERIE
Histoire d'un traumatisme linguistique
Mohamed Benrabah. Ed. Séguier, 1999
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Bien avant l'indépendance, déjà dans le mouvement national,
l'identité algérienne a toujours été l'objet de débats entre
les tenants de la spécificité de l'identité algérienne eu égard
à l'identité arabo-musulmane, et ceux qui défendaient l'appartenance
à la Oumma, communauté musulmane, et partant à la communauté arabe.
Ce débat sur l'identité induit bien entendu celui sur la langue. Les premiers
défendaient la nécessité d'un plurilinguisme qui s'appuierait sur la société réelle,
historique et socio-linguistique, les seconds voyant dans la diversité linguistique
un ferment de division nationale devant le colonisateur prônaient l'unité nationale
dans une seule religion (l'islam), une seule langue (la langue classico-coranique).
Curieusement d'ailleurs, ce clivage existe à l'intérieur de la mouvance
islamique d'aujourd'hui entre les tenants d'un islam algérien (les djasaïristes) et ceux de
l'islam transnational (les salafistes). Comme chacun sait, depuis l'indépendance, c'est la
tendance oummiste, arabo-islamique, qui a pris le dessus en imposant l'arabe classique,
non parlé par les Algériens, comme seule langue nationale et officielle au détriment des
langues populaires que sont l'arabe algérien et le Tamazight (berbère). Quant à la langue
française, pourtant "tribut de guerre" selon l'expression de Kateb Yacine, elle fait
depuis l'indépendance figure de tabou sans pour autant perdre de son influence nonobstant
la réduction en peau de chagrin du volume horaire qui lui est consacré dans le primaire
et le secondaire, puis dans le supérieur (l'arabisation ablige !)
C'est ce mépris des langues populaires que dénonce sans concessions
le livre de Mohamed Benrabah à travers l'histoire des politiques acharnées d'arabisation
par les régimes successifs, ce qu'il résume dans l'expression heureuse la haine de soi,
tant et si bien que cette politique a sans cesse été définie et pensée par et contre les
autres : par la référence à la communauté arabo-islamique, et contre l'ex-colonisateur,
autrement dit contre la langue française (le Tamazight est une autre histoire!).
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Comme s'il fallait opposer au prestige de la langue française celui de
la langue classico-coranique, miraculeuse de par son statut de langue de la Révélation, et en
souvenir de l'âge d'or de la civilisation musulmane d'avant le XIIe siècle.
Dès lors, c'est une course contre la montre. On planifiait à tout-va l'
"arabisation des esprits", pour, disait-on, recouvrer l'identité nationale, comme on planifiait
l'économie, à telle enseigne que Ahmed Taleb Ibrahimi (qui en a pris pour son grade dans ce livre),
alors ministre de l'éducation nationale, candidat officieux du FIS aux dernières élections
présidentielles, déclara sans sourciller que "l'arabisation ne marchera pas, mais il faut la
faire quand même".
Cependant, il faut moins imputer à ces dirigeants une certaine cécité
linguistique qu'une sorte de mauvaise foi (pour preuve, leurs enfants ne fréquentaient pas l'école
algérienne). Il s'agit du rapport fort bien connu de domination langue de pouvoir/langues populaires.
Ils louchaient entre le Moyen-Orient par haine du colonisateur et cette même France à laquelle ils
jetaient un regard envieux et culpabilisant.
Nous connaissons le résultat : l'école algérienne a formé plus de croyants que de citoyens.
Il faut savoir gré à Mohamed Benrabah d'avoir donné un coup de pied dans la
fourmilière de l'idéologie arabo-islamique si bien distillée qu'à la récurer une plume ne suffirait
pas tant sa décantation est rouge-sang. Puissent d'autres intellectuels prendre le chemin tracé dans
ce livre.
Achour OUAMARA
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