N° 88


LE CINEMA COLONIAL AU MAGHREB
Abdelkader Benal - Préface de Benjamin Stora Editions du Cerf, 1998, 371 p

    Nous connaissons assez bien les stéréotypes sur l' "indigène" qu'ont véhiculés l'iconographie et la littérature coloniale. Cet ouvrage s'attelle au cinéma colonial qui s'est construit en s'inscrivant dans la mythologie des colonies dont les bases ont été jetées par ce discours en tant que référent imaginaire, véritable réservoir sémantique et idéologique d'où ce cinéma, qu'il soit de fiction, documentaire ou pédagogique, puise dans son ensemble les poncifs en accompagnant l'aventure "civilisatrice" de la France. A ceci près que le cinéma colonial a cette vertu magique de transmuer le voir en un croire en ce que le film renforce et charge d'effet de "réel" tout ce que le spectateur connaissait déjà à travers les autres discours coloniaux, en emportant son adhésion.

    Un des procédés de ce cinéma consiste à insérer dans la fiction des séquences relevant du documentaire où sont présentés les Arabes, ce qui confère à la fiction tous les aspects d'une description de la réalité. Des procédés techniques y sont utilisés pour instaurer une multitude de dichotomies entre l' "indigène" et le colon : statisme/action, nature/culture, féminité/virilité, sauvage/civilisé, groupe/individu, religion/science, etc. Ainsi du séquencement des scènes par fondus enchaînés (passage d'un monde à l'autre : métropole/colonie) qui fait alterner la l'obsolescence de la charrue et la modernité du tracteur, la nature en jachère et les vastes plaines cultivées par les colons, la foule arabe et le héros européen. Pour reprendre le dernier exemple, l'"indigène" est présenté noyé dans la masse par des plans d'ensemble, amas d'êtres inconscients alors que le héros européen (militaire, religieux ou scientifique) se singularise par sa présence en tant que personnage à part entière doué d'une conscience et placé au centre de l'événement.
Cette héroïsation du colon s'appuie sur l'itinéraire du personnage qui passe d'un statut de déclassé (en métropole), de paria, à un statut de héros grâce à son rachat par l'entremise de son action louable en colonie.

    Toute une grammaire cinématographique est mobilisée pour cimenter le discours colonial alors en vogue : plans sur les traces de la civilisation antique (romaine) comme "espace de mémoire légitimant historiquement et culturellement la présence des colons en assurant l'antériorité latine au Maghreb", médiévalisation, par l'image et le texte-commentaire, de la culture autochtone (cas du Maroc) qui nécessiterait une renaissance en comparaison avec le Moyen-Age, espace vide (notamment le désert) qui demanderait à être rempli à l'instar des Westerns américains, jusqu'à la langue où le dialogue en arabe est sous-titré en français-charabia, style "patron pas nous donner not'argent". Il faut bien montrer toutes sortes d'infirmités, langagière, comportementale, coutumière... qui appellent la médication "civilisatrice".

    Il reste qu'à partir de 1939, la guerre aidant, le discours filmique sur les colonies subit une modification. Il prend une coloration ethno-anthropologique (surtout pour le Maroc) sans toutefois éviter l'écueil de l'exotisme, ni remettre en question l'acte colonial.





Achour OUAMARA

MANIFESTE POUR L'HOSPITALITE, AUTOUR DE J.DERRIDA ET M. WIEVIORKA
ss.dir. Mohammed Seffahi, Editions Paroles d'Aube, 1999

     Manifeste pour l'hospitalité, un bien beau titre. Manifester, c'est témoigner. Le titre indique ainsi le registre : porter témoignage pour l'hospitalité et essayer d'en répondre. Par les temps qui courent, c'est loin d'être chose aisée. La fiction télétechnologique que l'on nous présente, à savoir que nous habitons tous aujourd'hui le même "village" est certes belle et se veut hospitalière. Sauf que ce village est construit comme un labyrinthe fait de couloirs qui isolent et éjectent aussi bien dedans que dehors, dans les dedans du dehors et les dehors du dedans... Aussi, ré-interroger cette vieille notion voire ce trait de tout ethos ou cette "tradition" relève de la force d'un manifeste. "N'y a-t-il pas lieu de la tenir (l'interrogation sur l'hospitalité) pour symptomatique d'un malaise essentiel qui affecterait nos relations sociales ?" s'interroge Mohammed Seffahi.
    Manifester et interroger ou manifester en interrogeant. Comment ? En mettant en dialogue des pensées, des réflexions portées autant par des oeuvres fortes (J. Derrida, M. Wieviorka...) que par des pratiques professionnelles et des analyses dans des lieux et des champs sociaux où rien ne peut se faire sans cette disponibilité qui consiste à "accueillir le surprenant".

    Nous devons à Mohammed Seffahi et à l'ARAFDES l'organisation d'une journée pour ce manifeste-dialogue à Vénissieux en 1997. Une petite journée pour jalonner un travail qui reste énorme : réinventer l'hospitalité. Ce petit livre, belle réussite des éditions Paroles d'Aube, en gardera la trace témoignante.


Abdellatif CHAOUITE

LES SOURCES DU MOI, LA FORMATION DE L'IDENTITE MODERNE
Charles Taylor. Ed.Seuil 1998, 712 P.

    L'identité moderne. Cette notion est au croisement d'enjeux cruciaux. Les héritages des différents choix anthropologiques, les inédits des temps présents et les choix des sociétés de demain s'y croisent et s'y confrontent. Autant dire que le politique, le culturel, le social, l'économique, le psychologique et le juridique tels qu'ils s'imbriquent dans la vie ordinaire sont appelés à relever le défi de l'équilibre entre la cohésion sociale, la liberté individuelle et la répartition des moyens qui font les enjeux de cette identité moderne.

    Pour y arriver, s'il faut disposer des lectures des mutations accélérées auxquelles individus, groupes et sociétés sont soumises aujourd'hui, il faut également le regard qui porte loin, remonte le temps, retrace la genèse et les fils de construction de cette identité. "Les sources du moi" de Charles Taylor s'attaque à cette entreprise à travers trois de ses aspects essentiels : "l'intériorité" ou comment s'est construit le sentiment que nous avons de nous-mêmes en tant qu'êtres dotés de profondeur intérieure" ; "l'affirmation de la vie ordinaire" et les liens inextricables entre le moi et la morale. Autrement dit, Charles Taylor propose une autre lecture de la modernité que celle de "modes de pensée et d'action désengagés et instrumentaux" qui accroissent leur emprise sur la vie moderne et menacent les libertés publiques en vidant l'existence de son sens (l'atomisation et l'instrumentalisation de la société sape la volonté même de préserver les libertés publiques).
Cependant, cette autre lecture ne se contente pas d'opposer l' "éthique procédurale" de l'instrumentalité aux "biens constitutifs" garants d'une vie morale mais pose la question de "la diversité des biens qui peuvent faire l'objet d'une affirmation valide", car "poursuivre un bien unique jusqu'à ses conséquences ultimes peut mener à la catastrophe, non pas parce qu'il ne s'agit pas d'un bien mais parce qu'il en existe d'autres qui ne peuvent lui être sacrifiés sans dommage..." Dans le fond, pour Charles Taylor, le problème est surtout celui des interprétations caricaturales et partielles qui aboutissent à des aveuglements sélectifs et à une incapacité à reconnaître pleinement la multiplicité des biens...

    Charles Taylor est professeur de philosophie et de sciences politiques à l'université Mc Gill (Montréal). Il est plus connu comme un des théoriciens du multiculturalisme et du communautarisme américain. "Les sources du moi" constituent une sorte de cadre global d'une grande érudition de son anthropologie philosophique.






Abdellatif CHAOUITE


VALEURS ET PROJETS DES JEUNES ISSUS DE L'IMMIGRATION.
L'EXEMPLE DES TURCS EN BELGIQUE.
Altoy A. Manco, Ed. L'Harmattan 1998

    Altoy Manco s'interroge sur les liens entre valeurs, projets, stratégies identitaires et intégration. Adoptant une perspective "constructiviste", cette recherche montre, dans un premier temps, la diversité des modalités de gestion identitaire et propose une typologie descriptive. Mais l'originalité de la recherche tient à son apport "évaluatif" : Il ne s'agit pas seulement d'identifier le rôle des conduites identitaires dans le processus d'intégration que l'auteur comprend à la fois en tant que participation sociale et en tant qu'émancipation psychologique. A. Manco entreprend une évaluation de l'efficience en terme d'intégration psychologique et socio-économique des différentes stratégies et postures identitaires. Autrement dit, est-ce que certains types "d'identité" sont plus performants que d'autres pour "faire face" à des vicissitudes de l'expérience de l'immigration et pour trouver sa place dans la société d'accueil tout en répondant aux tendances ontologiques de l'individu.     Les observations empiriques, issues d'une étude statistique portant sur 645 jeunes hommes turcs vivant en Belgique, permettent à l'auteur de conclure que le déploiement par les jeunes issus de l'immigration de stratégies identitaires actives et offensives peut les outiller efficacement pour une intégration psychosociale dans leur pays d'accueil.
Les stratégies "performantes" ne sont pas tant déterminées par les contenus des identifications que par la manière dont les valeurs sont personnalisées et mobilisées dans le cadre de projets d'insertion sociale. Ainsi, la "projectivité" à capacité de se démarquer, dans une certaine mesure, des conditionnements sociétaux pour réaliser sa propre spécificité apparaît porteur d'un développement positif.

    Au delà des éléments de connaissance sur le devenir de l'immigration turque en Europe qu'il apporte, l'ouvrage de Altoy Manco est d'une richesse opératoire pour ceux qui réfléchissent sur les principes et la pédagogie d'une action socio-éducative positive auprès des individus issus de l'immigration et soumis à des tensions socio-culturelles.




Asuman PLOUHINEC SEMIZOGLU

ETRE FEMME AU MAGHREB ET EN MEDITERRANEE
ss. dir. Andrée Dore-Audibert et Souad Khodja. Ed. Karthala, 1998

    "La mère génitrice et éducatrice, deuxième volet du sacré après la religion, nous a semblé être le pivot central dans la génèse méditerranéenne". C'est ce pivot qu'Andrée Dore-Audibert, présidente de l'Observatoire Femmes-Maghreb-Méditerranée, avait convoqué à l'analyse lors d'un colloque à Montpellier, qui a réuni en 1998 des femmes et des hommes du pourtour méditerranéen. L'objectif était de lever le "voile" sur un des éléments du blocage de certaines sociétés méditerranéennes quant à leur accès à la démocratie. Sans doute pourrait-on dire en effet que l'aune la plus exigente de la démocratie est l'égalité hommes-femmes (elle débusque tous les trompe-l'oeil politiciens s'auto-nommant démocratie). Or, s'il n'est pas d'illusion à se faire sur des sociétés traditionnellement et explicitement androcratiques voire "misogynes", encore faut-il savoir quels rouages reproduisent ce système.

    Le statut de mère tel que défini par une sorte de déplacement métonymique de celui de la femme et de manière ne laissant comme réalisation à celle-ci que la maternité est sans doute un de ces rouages. C'est bien ce déplacement qui consacre la "femme" comme "gardienne de la mémoire"... Et c'est bien là un des points d'achoppement dans la transition de ces sociétés à ce qu'on nomme la modernité...

    Outre les approches différentes (chercheurs, écrivains, ...) ce sont également des analyses complémentaires que l'on trouvera dans ce livre : traditions, mutations, comparaisons nord-sud... un livre qui annonce les enjeux des "Temps modernes" de la Méditerranée : l'égalité de la femme et de l'homme est l'avenir de bien des sociétés de cette mer... qui n'est pas seulement une mère.

Abdellatif CHAOUITE

UNE LAÏCITE POUR TOUS
René Rémond, entretien avec Jean Lebrun
Editions Textuel, 1998, 141 p.

    Artisans ou partisans de la Laïcité ? Telle est la question posée par l'auteur qui ne manque pas de puiser ses arguments dans l'Histoire pour précisément fustiger les partisans de la Laïcité.


    Depuis la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen jusqu'à la Loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat (1905) précédée déjà par la révision constitutionnelle de 1884 marquant un tournant où la loi civile n'est plus le décalque de la Loi religieuse (municipalisation des cimetières, enlèvement des crucifix des écoles et des bâtiments publics, etc.), la Laïcité, précise l'auteur, n'a cessé d'évoluer tant comme idée que comme pratique, et elle n'a pas fini d'inventer des réponses originales à des problèmes inédits. Est dès lors sans fondements la crainte des partisans tous azimuts de la Laïcité, qui verraient les bûchers rallumés au moindre relâchement de la vigilance laïque.


    L'Eglise, de par son patrimoine de pensée, a le droit de donner son point de vue sur les problèmes de société : rapports entre les sexes, bioéthique, en matière d'éducation. Du reste, l'école laïque reprend la quasi-totalité de l'enseignement moral de l'Eglise : le sens de la coopération, la sobriété, les bonnes moeurs, ne pas céder à ses pulsions.
    Mais qui de l'Etat (Loi civile) ou de l'Eglise (Loi morale) doit obéir à l'autre en ces matières ? Question lancinante qui trouve sa réponse dans la bouche du Pape Jean-Paul II, cité par l'auteur, qui déclara que le chrétien, comme tout citoyen, a le devoir de désobéir en conscience à la Loi civile, arguant du primat de la Loi morale sur la Loi civile sur un certain nombre de problèmes de société. L'intervention des religions dans l'espace de débat de l'Etat laïc ne peut qu'être féconde.
    Et l'Islam ? Peut-il, comme le Christianisme, traverser l'expérience de la Laïcité ? La dimension sociale de l'Islam "n'est pas emboîtable dans la tradition nationale française", affirme l'auteur. Ou bien l'Islam de France est soluble dans la sécularisation, ce serait pour l'intégration la voie la plus facile, ou bien il garde la capacité de demeurer un phare identitaire, auquel cas il "faut qu'il se construise à l'intérieur des eaux territoriales de la Laïcité".
    Qu'on ôte à la Laïcité son L majuscule, qu' "elle replie ses ailes, que ses tenants purs et durs fassent preuve de moins d'intransigeance archaïque. Bref qu'il puisse y avoir d'autres acceptions de la Laïcité qu'extrêmes". Ainsi, elle deviendrait une affaire de seuil où sera privilégiée la culture de négociation et de conciliation, où seront aménagés des lieux d'énonciation et de réflexion éthiques.




Achour OUAMARA
~ Ecarts d'identité N° 88:"Droits de l'Homme à l'épreuve de l'Autre" ~ Mars 1999 ~

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