|
ls ne sont presque pas là, tant leurs voix se taisent, tant leurs corps se font transparents
à force de vouloir se faire discrets. Ils ne gênent personne, et l'on s'est habitué à voir
passer leurs silhouettes grises qui déambulent à la recherche d'espoirs perdus. Nous aurions
pu les laisser partir tranquillement comme ils avaient vécu, sans bruit et sans paroles.
Nous aurions pu accepter de détruire ces "maisons" qui n'en sont pas aux yeux de ceux
qui n'y ont jamais vécu, ces foyers de travailleurs migrants, sans laisser de traces de leur passage.
Qu'aurions-nous fait alors ? Quelles auraient été les
conséquences ? Pour chacun d'entre eux, qui sont aujourd'hui des vieux immigrés,
rien de si grave : lorsqu'une vie entière se résume à la prétendue parenthèse
d'un provisoire qui devait améliorer le quotidien, la tentation de l'oubli est
si forte, que si l'amertume n'était pas là pour réveiller la mémoire, les souffrances
pour rappeler que les rêves se sont cognés la tête au mur de la dure réalité, ils
oublieraient certainement. A l'intérêt que nous portons à leur histoire, à ce qu'ils
ont fait, ils répondent souvent par un regard qui s'évade et un petit sourire qui
signifie : "Laisse, il est trop tard, à quoi bon remuer tout ça ? Ça n'intéresse personne ... "
Et pour nous ? Qu'avons-nous besoin de savoir au juste ?
Quel est ce besoin de garder des traces ? Pour quelle transmission ? Et pour quoi faire ?
Au-delà du sentiment d'une urgente justice à rendre à des hommes qui furent les anonymes
industrieux de nos cités, les anonymes soldats de guerres dites nécessaires Pour l'avènement
d'une meilleure humanité ; au-delà de l'hommage à rendre à des hommes qui appartiennent déjà
à notre passé, au-delà de la considération, c'est d'une question essentielle dont il s'agit.
La reconnaissance mutuelle, dans l'espace-temps auquel nous participons ici et maintenant, pour
la création collective d'une société qui saurait faire une place à chacun de ses membres dans
une intelligence aiguë de la richesse sociale et culturelle de tous, est un enjeu d'importance.
Cette construction collective, pour être vivable est quelquefois oublieuse : certains oublis
sont en effet nécessaires pour avancer.
Cependant, rien ne saurait se construire dans l'omission.
Omettre est le plus grand mal à faire au futur qui se construit. Omettre, c'est renvoyer aux
oubliettes, s'abstenir volontairement d'évoquer une part de notre histoire collective et nous
condamner par ce "trichement" au reniement de nous mêmes. La mémoire n'a rien de nostalgique.
C'est le processus d'élaboration nécessaire à toute démarche qui construit le présent et qui
projette l'avenir.
Warda HISSAR HOÜTI
Directrice Générale d'ARALIS
|