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«a construction
européenne illustre la difficulté à marier les différents régimes définissant,
d'un côté, la circulation des capitaux et, de l'autre,
celle des migrants » (S. Sassen).
Autrement dit, elle illustre cette sorte
d' «aveuglement » qui consiste à traiter l'immigration comme une réalité coupée
des autres dynamiques et champs d'action politico-économiques -- qui l'ont
pourtant engendrée -- pour la traiter essentiellement en termes de contrôle
et d'instrumentalisation.
Nombreux sont ceux qui, dans ce sens, parlent de « la forteresse Europe » :
accumulation d'obstacles et de politiques de sécurisation face aux étrangers --
réduits souvent à la seule figure de fugitifs de la misère, quand ce n'est pas,
depuis le 11 septembre et par un complexe de supériorité ethnocentriste, à celle de
terroristes potentiels. Et ce, en totale contradiction avec aussi bien la nécessité
de la libre circulation qui fonde l'Europe que les besoins qui se profilent à ses
horizons économiques et démographiques. Pourtant, le visage que présente cette Europe,
durant les années 90, est bien celui d'un « continent d'immigration » (avec des flux
supérieurs à ceux qui se dirigent vers les Etats Unis ou le Canada). Immigration certes
différente de celles qu'ont connus, par le passé, les vieux pays
d'immigration européens : alimentée fondamentalement par les demandes d'asile,
le regroupement familial et de nouvelles modalités de mobilité, elle est plus
diasporique et participe de la « mondialisation » des horizons de chacun,
résultat tout autant de l'intégration économique que de l'internationalisation
des droits humains. L'Europe comme expérience d'un « autre cap » (J. Derrida)
fait partie elle-même de cette nouvelle réalité. Saura-t-elle aboutir cependant
si, au-delà ou en-deça de la géographie, de la monnaie ou du montage organisationnel,
elle ne se vit d'abord comme une expérience humaine ? L'expérience d'une refondation
à partir d'un héritage pluriel et d'un projet démocratique. L'une comme l'autre de ces
facettes ne font-elles pas de cette expérience de « l'autre cap » une expérience de
l'Autre du cap ? L'Autre, le différent, le divers habitent en effet l'Europe en son
sein, ils en constituent la mesure en même temps que l'épreuve. Ainsi, « l'Europe
serait, de façon constitutive, cette responsabilité » vis-à-vis de l'Autre (J. Derrida).
Force est de constater cependant l'énorme paradoxe de l'Europe face à cette
responsabilité historique. Dans le temps même où les migrations internationales
viennent consacrer les choix économiques, éthiques, politiques… issus de la vieille
comme de la nouvelle Europe, celle-ci déploie une grande ingéniosité idéologique à
discriminer entre l'Autre communautaire et l'extra-communautaire, entre l'Autre à
accueillir et l'indésirable, entre l'Autre-citoyen de l'Europe et le surnuméraire,
entre l'authentique (et rare !) demandeur d'asile et le « clandestin » …
Ce numéro, élaboré en collaboration avec le laboratoire
CERAT (Centre de Recherche sur l'Administration, le Territoire et le Politique)
de Grenoble, unité mixte de recherche du CNRS, tente de faire le point, de manière
aussi bien critique que comparative, sur les écarts d'identité de cette
« Europe migratoire ».
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