Nadine Mok !
par Achour OUAMARA , écrivain
C
ertains s'appellent Mohammed, d'autres Mohamlet, faut se gêner !
Mon prénom, une fois élagué de toutes ses consonnes coupables, s'est transformé en Made.
Un sobriquet du chantier. Prononcez en British. Un sacrifice à l'élasticité culturelle.
Je suis né, chié c'est le mot juste, à Zenzila, d'un père paysan
de son état, divorcé depuis avec la terre. Il s'est converti dans l'ovin, une activité lucrative
en ces temps où les béliers d'Abraham s'offrent en dot. Aujourd'hui, on se dispute au souk le
picotin d'avoine pour relever la soupe des humains. C'est pour dire qu'on n'est pas une
famillionnaire.
La France m'accueillit en Moïse déshydraté dès que mon menton s'est hérissé
de quelque poils. Douce France, pays si beau aux bords si rances. C'est peu dire d'avoir fait trop
longtemps le portefaix sans que mon portefeuille en ressente les bienfaits. Rien su mettre de côté,
à part ma chéchia fripée. M'enfin ! je refuse de contempler mon malheur, juste un peu de dégoûtage,
faut pas non plus dramatiquer, j'ai une sainte horreur du sérieux pesant propre aux adopteurs
d'immigrés qui hurlent à hue et à dia pour le bien des pauvres-petits-immigrés-égarés-dans-l'entre-deux,
tous ces sous-fifres des édiles qui veulent en imposer avec leur bac plus quatre, à croire
qu'ils sont nés dans la poudre d'or.
Je loge, il est vrai, dans un quartier où les sonnettes ont le cul abusé,
à côté d'un commissariat qui fait le hérisson, noyé dans une mare humaine, farouches caïmans
attendant la bonne occase pour lui nettoyer le museau. Le quartier chaud, quoi ! Pour se
protéger contre la pluie des frigos, il est impératif de slalomer tête basse sous les arbres
chauves casqués de sacs Tati. On y déménage avec la virilité des dockers. Madame Sanchez en a
fait les frais. Un frigo fabriqué en Yougo jeté du treizième l'a refroidie sur la balustrade
de son balcon.
On accède chez soi en Ulysse, atterrissage en nage. La traversée s'éprouve,
n'est-ce pas, à la Turquie voilée, à l'Asie muette, au Maghreb braillard, à l'Afrique au djembé.
Malgré mes artères plus vieilles que mon âge, j'ai dû me mettre au Bambara, au Soninké, au Turc,
au Kurde, au laotien, au fulfudé, et tout ce galimatias de langues dites barbares. Comme le
sonne souvent du cul l'adipeux Jean-Marie, dans un rire chevalin qui secoue son cou couenneux :
"Y a trop d'étrangers dans le monde !". Je lui ai conseillé d'émigrer vers Jupiter pour qu'il
exerce son œil au beur noir... avec son maigrelet roquet ! Nadine Mok !
Quand on sort de son HLM, hachakoum, il est d'usage et bon d'écraser
le cafard campé au pied de sa porte et fuir par les escaliers en sautant les marches par trois.
On divise ainsi drastiquement le risque de buter sur un étron ou choper la fièvre aphteuse.
Je soupçonne Smaïl ben Ibrahim d'y occire gras le mouton de l'Aïd. C'est une chance que les
Chinois n'y résident pas, ils mangent les chiens en ragoût. Encore que moi, les virus ça me
connaît, en sus des fractures. Le toubib, Monsieur Cosinus, n'en revient pas quand je lui
ramène ma graisse sentant le chlore à mille coudées. Et alors ? Lui, le cachalot, il pue
comme cent boucs avec son odeur de naphtaline, et ses cheveux en broussaille à faire brouter
toute une bergerie. C'est suspect d'être malade aux yeux de Cosinus. Tout est feinte pour lui,
quand il ne vous diagnostique pas un excès de baklaouas. Foutre la pension, quitte à marcher
en crabe le restant de ma vie. Ils veulent quoi , Dine Rabb ? qu'on fasse l'âne-alpha-bête qui
peine à japper pour plaire à son maître ? Et cet air mielleux quant il vous tape sur l'épaule
avec ses pinces gantées : "au revoir Mokhamed", en se caressant la demi-oreille, l'autre,
ouallah qu'il l'a laissée dans le djebel Bouzegza. Chahh !! Hallouf !!
Et puis, y a pas la sécurité, oh ! combien on la connaît la sécurité
dans les chantiers ! Mon dos de sherpa s'est transformé en compote. Mon ami Moussa y a perdu
son index droit qui témoigne de Dieu. Maintenant il le fait avec le majeur rongé par un panaris,
ô blasphème ! Il nous reste, hamdoullah, la sécurité sociale. Là aussi, l'agent qui vous reçoit,
une espèce de gallinacé goitré jusqu'au nombril, est si fatigué, si harassé qu'en bifteck on ne
le retournerait pas sans le piquer. Faut y déballer son identité, récit-pissé, épeler sa
progéniture, et patati patata, bref les papiers de la même farine. Obligigatoire ! Votre
sort, il s'en inquiète comme de l'an quarante. Je feins l'ignorance, je me diminue pour le
grandir. Surtout que ma progéniture s'est cassée, pourtant conçue volontairement prolifique
à dessein de repeupler la France qui se plaint de vieillir. Je vis seul. Dans l'abstinence
d'un cénobite. Et pas épousantable. Ne pleurez pas ! Je vous en prie ! Non, je ne suis pas
du genre à souper du Mektoub, ni à pisser du chagrin. Et quand je suis pris de cette
mélancolie post coïtum, je me rends à Tizi-Nif (ne dites pas bled, s'il vous plaît !), non pour
ramener une nubile (mauvaises langues !) mais pour me ressourcer, comme disent les savantasses
pasteurs d'immigrés, à croire que je suis complètement tari. Le voyage est à chaque fois une
épreuve. Les hôtesses de l'air vous accueillent comme des prisonniers en mutation. Ne demandez
pas à sustenter quoi que ce soit, c'est de la provocation. A l'arrivée, chez nous (?), à l'aéroporc,
ne souffrez surtout pas d'incontinence, ou alors il faut se résoudre à marcher dans la soue en frais
circoncis devant un factotum qui baille aux corneilles. Au secours, Javel ! Quant au chemin d'enfer,
il arrive toujours à quai à l'heure pile, avec vingt-quatre heures de retard. Autant aller à Honolulu.
Depuis que mon coccyx s'est déverrouillé et mes jarrets de biquette congestionnés à rendre des sons de
laiton, j'ai interdit à mes pieds d'y retourner. Je me sens, ici comme là-bas, kif-kif bourricot,
dans la peau d'un déplacé, comme une tranche de lard dans un plat saoudien. De toute façon, j'ai
perdu l'adresse de Zenzila, autant naître à Issy-les-Moulineaux.
En attendant, je ronge mon frein, avant de suivre. mon ami Aïssa qui,
en panne de souffle, nous a quittés à un semestre de la retraite. Paix à son âme. Le carré de
cimetière musulman étant saturé -- c'est la queue ces derniers temps -- nous avions cotisé pour
son "pardessus de sapin". Il fallut payer mordicus pour faire son dossier post mortem. Le cercueil
nous a valu six Cézanne (90 euros, quoi ? ça vous étonne que je parle euro ?), le toilettage 25
euros, 30 euros pour 10 jours de consigne à l'aéroport. Gare à la méprise, car les bières s'y
entremêlent et s'y égarent au point que, suite à l'inversion des colis mal numérotés, un
cousin de Tablat a réceptionné le cercueil de Mehmet le Turc en guise de la dépouille de son
fils Mahmoud. Quant aux frais de transports du cercueil, 15 euros le kilo, c'est pas cher
payé pour le menu corps de Aïssa, à peine 55 kilos et demi. Heureusement, il n'y avait pas
d'excédent, vu le poids autorisé à 60 kilos, ça aurait grevé ses maigres économies laissées
pour sa vieille octogénaire.
Depuis la disparition de cet ami avec qui j'ai brisé le pain plus d'une fois,
j'applique l'adage "vis ta vie comme si la vie était éternelle, et pour l'au-delà comme si tu mourrais
demain". Pour l'au-delà, j'y travaille Docteur, bien que la mosquée soit si exiguë que les priants,
en baraquant, se lèchent du nez le derrière à chaque génuflexion. Après tout, la porte du Seigneur
est étroite, faut s'y entraîner à suer de la nuque. Si d'aucuns mangent de l'imam aujourd'hui, moi
je dis qu'il faut que l'imam mange, quoiqu'il m'agace parfois quand il maudit le venin qui
gangrènerait l'univers entier, craché paraît-il par ceux qui voudraient, ciel !, éteindre
la lumière d'Allah (je croyais qu'Allah s'y connaissait en électricité pour avoir le premier
inventé la lumière d'un mouvement de paupière). Comme si Allah était sourd, l'imam en rajoute
dans sa psalmodie avec ses inflexions de voix à friser le ridicule. Sa voix passe du grave bovin
arraché péniblement, au flûté caprin allongé jusqu'à lui couper le souffle. Bientôt, il nous la
fera en rock and roll. Allah n'en mène pas large, il devrait se recycler en la matière. Qu'Il
pardonne ma foi rieuse.Quant à la vie, seuls me siéent l'optimisme triste et le pessimisme gai.
On m' a exclavagé, et je ne m'en laisse pas conter. Mes regrets ? Ils ressemblent à ceux de ce
chacal de la légende qui, incrédule, éclata en sanglots quand on lui annonça son tour inespéré
de garder le troupeau. Habitué à vivre dans les fers, j'attends que ça claque, et salam ouâlikoum.
Rendez-vous au Ciel auquel je prépare aussi des pièces religieusement validées. Je tirerai
enfin la chasse. Un bouquet de rires sur ma tombe me suffirait. Assez ! Barakat !
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