"L'America..."

Jacques Delano


  Giacomo n'a pas émigré. Il a l'âge où l'on commence à comprendre que lui aussi, peut-être... Pour l'heure, il est bien occupé : plus vite il aura fini, plus vite il pourra aller se baigner et jouer à la plage avec les copains. Ce n'est pas qu'il n'aime pas les chèvres, récolter les amandes ou cueillir les tomates, mais depuis que les vacances ont commencé, il a beaucoup moins de motivation pour les travaux des champs.

  Giacomo habite le village d'en haut. C'est celui qui comporte le même nombre d'habitants hiver comme été. Le village d'en bas, celui de la plage, de l'école et de la place ombragée, double sa population durant l'été. Les Milanais, les Turinois, les Génois, les Romains reviennent au pays. Il y a même quelques Français. Les seuls qu'il ne voit jamais, mais dont il entend souvent parler ce sont les Australiens, les Canadiens, et les Américains.

  Giacomo a au moins une quinzaine de cousins à temps partiel. Chaque année, il lui faut deux ou trois jours pour bien se rappeler les prénoms, se refaire mentalement l'arbre généalogique. Pour lui, c'est le meilleur moment de l'année. Entre le village d'en haut et le village d'en bas, il y a environ trois kilomètres. C'est l'espace-temps de Giacomo : une demi-heure pour descendre, trois quart d'heure pour monter, avec les raccourcis. Parfois, une vespa ou la camionnette de l'épicier le prennent en charge.

  Quand arrivent l'été et ceux du Nord, Giacomo tout à coup, comprend mieux l'histoire, la géographie, et la taille de la planète. Pendant deux mois sur le sable chaud, c'est le droit du sol. Le reste de l'année, sa vie est rythmée par les migrations entre le village d'en haut et le village d'en bas. Son grand-père a souvent besoin de lui. Lorsqu'ils vont au champ, Giacomo a le droit de monter sur l'âne. A l'aller, il aime mettre ses jambes dans les énormes panières qui pendent de chaque côté. Au retour, l'âne chargé de tomates, d'amandes ou de figues se montre moins compréhensif à son égard. Giacomo connaît par coeur les chemins rocailleux et les sentiers de l'herbe brûlée.







Son grand-père lui a appris à cueillir les figues de Barbarie sans se piquer : une longue cane de bambou écartée au bout, une petite pierre pour la tenir écartée, un fil de fer pour serrer la cane au diamètre moyen des figues.

  Depuis environ deux ans, Giacomo ne va plus pieds nus. Il va trop vite ; trop loin ; et les chèvres le lâcheraient trop facilement. Début juillet, son oncle de Gênes lui a apporté une paire de chaussures de sport. Pas tout à fait neuves, mais son cousin n'avait pas dû les mettre très souvent.

  Avec sa famille du Nord, Giacomo parle le dialecte. Cela le surprend toujours de voir que même ses plus jeunes cousins connaissent le calabrais. Au village, tout le monde parle calabrais. les vieux ne parlent que le calabrais. Le maître d'école est le seul à parler l'italien (pendant les heures de classe). Les Français, eux, ont quelques difficultés. Ils comprennent tout mais ont du mal à bien se faire comprendre. G. sourit et trouve un peu ridicule ce mélange de dialecte et d'italien. Il aime beaucoup ses cousins Français, qui apportent des kilos de chocolat noir, du café, des sucreries. Il a plus de complicité avec les Milanais, mais avec les Français, c'est lui le chef, le maître des lieux. Il est fier de montrer le secret des collines et les raccourcis pour arriver à la place avant tout le monde. Et surtout, il écoute : Le long voyage en train, les montagnes, la télévision, les voitures... Il envie les Français. Il sait que son imaginaire a déjà émigré loin de sa plage et de ses collines.

  La France n'a pas encore une réalité topographique précise, mais G. a compris qu'il existe quelque chose au nord de Turin et des usines de Fiat. Il saisit mieux les longues conversations et les doutes de ses parents : l'hypothétique visa pour le Canada, bloqué à Rome depuis six mois ; les nombreuses offres aux maçons et garagistes italiens. Mais ce qu'il aimerait le plus, G. c'est être artiste, comme le meilleur ami de son grand-père qui vit à Montréal. Giacomo veut être artiste, en Amérique...

Jacques Delano
~ Ecarts d'identité N° 86:"Migration, Exil, Création," ~ Septembre 1998 ~
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