Voisins
Jacques ALVAREZ-PEREYRE
Quand on ouvrit la porte à l'homme, il se tenait sur le seuil, les bras
ballants. Il n'avait pas grand air dans ses habits d'infortune, demandant
s'il pouvait se chauffer. "Entrez-donc !", répondit la fermière.
Le second, guère mieux vêtu, s'en vint le jour après et quémanda un
bout de pain. Quelques maisons plus loin, le troisième offrit ses services
pour rien.
La semaine suivante fut calme mais bientôt trois autres se présentèrent
avec un mélange de gêne et d'espoir. Ils parlaient mal mais se
faisaient comprendre. "Nous sommes voisins", dirent-ils. De fait, ils
vivaient à quelques kilomètres de là, de l'autre côté du ruisseau qui
marque la frontière.
C'est alors que certains habitants du village demandèrent que l'on
définît le terme : voisins. La controverse qui suivit montra qu'il était
difficile de s'accorder sur ce point.
Certains arguaient que "voisinage" devait s'entendre au sens
premier : qui habite à proximité immédiate. A cela, d'autres rétorquèrent
que des domaines princiers jouxtaient de modestes demeures. Est-on
vraiment voisins quand on n'entretient pas commerce ?
Surgit alors l'expression : "entre nous". Etre voisins, c'était "être
entre nous". Encore fallait-il instituer des limites : parlait-on de la même
famille, des habitants du village ? Que dire, aussi, de la ville que jusque-
là on appelait voisine ?
Tâche ardue, que seuls des experts pouvaient peut-être mener à
terme. Autant consulter les enfants du village partis jadis faire carrière
au siège de la province.
Ceux-ci doctement déclarèrent : "Les pantalons, mêmes larges, ont
des bretelles qui les maintiennent près du corps. C'est dans ce sens qu'il
faut entendre "entre nous" : comme cul et chemise.
Ceux qu'arrangeait cette interprétation s'écrièrent : "Faisons graver
ce jugement en lettres d'or sur nos registres ! -- "Que nenni !",
répliquèrent leurs opposants : "Nos experts ont beau être nés au village,
ils nous accordent audience avec parcimonie quand nous allons
les visiter. Et nous font reconduire en disant : "Adieu, mon cousin ! Bonjour
chez vous ! CHEZ VOUS !!!"
Après force conciliabules, on arriva à un compromis : on serait
voisins au premier, au second, au troisième degré ; on dirait "voisins-
voisins" pour ceux que l'on côtoyait mais sans plus, "voisins éloignés"
pour les autres. Et les cousins de la ville seraient les "anciens voisins".
Quant aux nouveaux venus, on dirait d'eux : "presque-voisins" en
attendant qu'ils fassent souche.
La question était-elle réglée ? La paix revenue ? Quelques mois
s'écoulèrent, puis un homme s'en vint avec sa femme et sa fille : "Nous
venons faire souche", dit-il.
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