Fin d'été à la Goulette

Daniel PELLIGRA*




Si l'on peut craindre, dans les
déconvenues des situations migratoires,
que l'humour frise le
mépris, le temps peut aussi
inscrire le moment d'un "partage" du
dérisoire comme prise de distance
nécessaire. Ce moment s'appelle
reconnaissance...

eptembre 1967. A l'issue d'un périple saharien puis tunisien en forme de retour aux sources, je m'apprête à entreprendre la traversée du retour sur le rafiot qui, trente ans auparavant, emmenait mon Rital de père vers la France. Le Ville de Marseille, homonyme de celui qui, parmi tant d'autres, se présenta en juin 1830 devant les plages de Sidi Ferruch, quitte Tunis par le port de la Goulette. Avant de s'engager dans le chenal qui va le livrer aux vagues équinoxiales, le voici opérant un demi-tour dans le port tandis que le soleil disparaît à l'horizon. Sur le pont, où tout le monde s'est rassemblé pour de touchants adieux à l'adresse de ceux qui restent à quai -- c'est, pour beaucoup, à cette époque, la première aventure de "l'autre côté" -- un vieil homme a entrepris de faire sa prière. Par trois fois, il va repositionner son tapis, au grand amusement de ceux qui l'entourent, se stabilisant enfin lorsque le navire aura trouvé son cap. Devais-je en rire moi aussi ? J'avoue que, quoique susceptible d'être classé au rang des intellos, je ne suis pas adepte de la délectation morose, je ne m'en suis pas privé, pas plus que de sourire à la première tentative de goûter à l'eau de mer, grâce à une bouteille descendue au bout d'une ficelle. Tête du candidat à ce second baptême, à cette reconversion vers un nouveau monde. Rite de passage ?


  Le meilleur est à venir : pour dix francs (on dit encore mille francs, ou deux cents douros côté algérien), il est possible de louer un transat pour la durée de la traversée et, sur ou sous le pont selon l'état de la mer, espérer trouver quelque confort. Vous souvenez-vous de votre toute première tentative pour utiliser un ouvre-boîtes ? Eh bien imaginez cette autre scène avec des dizaines de paires d'yeux goguenards, attendant que vous vous coinciez les doigts ou que vous vous affaliez sous le poids de votre incompétence, et vous ressentirez sans doute la même impression que les ingénus candidats à l'ouverture et à la stabilisation d'un transat, sur le pont d'un bateau qui, entre-temps, a pris la haute mer et s'ingénie à vous déséquilibrer. Quand enfin -- quelqu'un ayant eu pitié de vous, se rappelant sa propre mésaventure lors d'un voyage antérieur -- vous parvenez à installer votre séant dans l'impossible objet, vous découvrez qu'il est disposé soit dans le sens du tangage soit dans celui du roulis, et que vous allez offrir un ultime spectacle avant la nuit : traverser le pont rendu glissant par les premiers embruns, vautré sur la bête à quatre branches, dans tous les sens que l'amère Méditerranée juge bon de vous infliger.

  Marseille, la Cité phocéenne, comme disent les journalistes où, puant le vomi, on vous débarque enfin après un détour supplémentaire et gratuit de quelques heures le long des côtes d'Espagne, pour cause de tempête dans le Golfe du Lion (un que Tartarin a dû épargner !) et où rien ne vous garantit, si l'on en croit l'émouvant témoin de "Mémoires d'immigrés", que le reste du parcours migratoire se fera en douceur. Marseille "pleine d'Arabes" (1), selon Kateb Yacine, le dramaturge, tentant de dédramatiser par la dérision l'incertain voyage, dans "Mohamed prends ta valise !", Marseille où il est plus que temps de ranger le chèche, pour le troquer contre un béret basque, histoire d'avoir l'air d'être d'ici, appliquant en cela le conseil des anciens...

  S'adapter au milieu, se fondre en lui, premiers préceptes pour vaincre les angoisses. Et, pareils aux Dupond tentant de passer inaperçu en Chine ou dans les Balkans, adopter un costume local d'un autre temps.

  Migration, dépaysement, transition, adaptation... Existe-t-il un humour propre aux situations migratoires, un rituel d'exorcisation du décalage et des déconvenues qu'elles engendrent ? Tenter d'en relever les modalités, n'est-ce pas là l'occasion de particulariser et d'étiqueter une fois de plus les individus et leur terrible aventure ? La dérision, au contraire, n'est-elle pas une prise de distance nécessaire, universelle, pour rendre compte de la débrouille, du mépris, de la méprise, du quiproquo? Ne sommes-nous pas tous immigrés dans un système qui nous dépasse ? Il était une fois le 22 à Asnières...

  Dans le cadre du projet de l'Escale à Vaulx en Velin, Cité du Voyage et des Echanges aux parcours initiatiques multiples dans le temps et les géographies, il est question, en mettant en évidence ces itinéraires complexes, de montrer l'autre en nous, comme représentant une part de notre possible. Il va de soi que chacun sera amené à se retrouver dans les situations dramatiques mais aussi cocasses qui ne manqueront pas d'être reconstituées, car si l'évocation du voyage sous toutes ses formes veut suggérer que, d'une manière ou d'une autre, nous sommes tous en partance vers quelque chose, rien n'interdit d'être particulièrement attentif aux situations de crise, de souligner le moment du passage, c'est-à-dire, finalement, chaque instant de la vie, si l'on est quelque peu éveillé au monde...

  Il reste que l'humour, la caricature, ont une propension certaine à migrer d'eux-mêmes : les blagues sur l'indigène de l'époque coloniale sont devenues celles sur le rural ou le traditionaliste, dans la société algérienne d'après 62, avant de devenir, Outre-Méditerranée, celles sur l'immigré. Car de l'humour à l'insulte, il n'y a que ce pas à franchir de la complicité amicale ou bienveillante, au mépris et la négation du droit à la différence. Avec qui s'autorise-t-on certaines libertés, avec quelles précautions ? Quand la distance culturelle ou sociale est-elle suffisamment abolie pour qu'on ose en raconter une bien bonne, sans risque de heurter ? Il y a quelques années, j'ai pris le parti de diffuser un petit film (2) sur un retraité de Saint-Priest nous racontant, avec une noble assurance et dans un français conjugué à l'algérienne, son parcours migratoire, l'éducation réussie -- selon lui -- de ses enfants. Langue savoureuse et utilisée sans complexe : il avait bien autre chose à démontrer. A qui n'aurais-je pas dû montrer ces images ?

  D'autres tenteront sans doute ici, plus adroitement que moi, une classification. Le critère linguistique en fera sûrement partie, de même que le comique de situation, le comique professionnel comparé aux récits individuels un jour enfin avoués aux proches ou à des publics plus larges.

  Humour sur les autres, sur soi-même. Puisqu'un jour enfin, on ose se raconter. L'humour, conditions et circonstances : une collecte de plus. Nous entrons dans les phases ultimes de l'adoption, après le désormais inévitable recours à la mémoire, juste avant les musées de l'immigration et le droit de vote. Non, je plaisantais.

  J'ai abondamment évoqué le Maghreb, cliché facile et récurrent, mais lié à ma propre expérience. Il faudra sans doute également rapprocher Savoyards, Ardéchois, Polonais, Italiens Turcs, pour tenter de définir ce qu'on leur attribue en commun, et ce par quoi ils se distinguent.

  Et pour reprendre Jacques Dutronc : "Bougnoules, Nha Quê, Ratons, Youpins, Crouillats, Gringos, Rastas, Ricains, Polaks, Yougos, Chinetoques, Pékins, Bouseux, Homos, Tatas, Tapins (...) C'est l'hymne à l'amour..."

  Si l'on ne peut pas tout à fait parler d'amour, la reconnaissance, toutes origines confondues, n'est-elle pas faite aussi, irrémédiablement, de cette étape, de ce partage-là ? Toute la question étant dans le degré de résistance au temps de ces désignations.



(1) Traduction très apauvrie et très édulcorée de ya din Rabb, ya Marsilia, maamra bel Arab !Retour au texte

(2) La baraque de M. HadjiRetour au texte

~ Ecarts d'identité N° 97:~ Immigration, mon humour - Automne 2001

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