Grenoble,
l'immigration à travers le temps

Eric VIAL *




Des Ligures aux Espagnols, des
Gaulois aux Maghrébins, l'histoire de
Grenoble est faite d'apports divers.
Gratien lui a donné son nom,
d'autres leur talent,
leur force ou leur coeur.
L'histoire d'une ville "des plus
cosmopolites de France".

auf à prétendre descendre de Cro-Magnon, avec force consanguinité, tout le monde vient toujours d'ailleurs. Et les peintres de Lascaux eux-mêmes devaient bien descendre d'ancêtres arrivés, après quelques détours, du grand rift africain. Comme partout, on peut suivre à Grenoble les strates successives, les gens de passage et ceux qui s'installent, bien accueillis, vus d'un mauvais œil ou combattus, ceux qui sont étrangers pour être nés à quelques dizaines de kilomètres et ceux qui arrivent de plus loin, ou de près mais en franchissant une frontière, le tout entre déplacements de populations très anciens, échanges individuels, et surtout conséquences de la révolution industrielle, d'expansions en crises (1), en préface aux "Trente glorieuses", aux nouveaux afflux, à l'immigration récente, à la longue crise économique à laquelle celle-ci a été confrontée, et dont nous semblons enfin sortir. Cet article entend brosser, même si ce ne peut être qu'à grands traits, ce passé dans lequel chacun pourra chercher des échos du présent


Gratianopolis


  Dans ce qui préfigure l'agglomération grenobloise, on trouvera des Ligures, non sans doute les premiers arrivés, mais les plus anciens repérés. Puis les Allobroges, des Gaulois, ces envahisseurs des VIIIe au Ve siècles avant notre ère. Puis des Romains. Cularo, lieu imposé pour franchir l'Isère, est une ville de route entre Vienne et les Alpes Cottiennes. Et quand en 379 l'empereur Gratien passe par là, la ville prend son nom et devient Gratianopolis, puis Grenoble. On passe, parfois on s'arrête. Par ailleurs, être un lieu de passage a ses inconvénients, et au IIIe siècle, des murailles sont construites. Mais les " grandes invasions " sont aussi un apport, avec des Burgondes, des Francs, assez peu différents sans doute des " nobles, gens des classes moyennes [de l'époque !] et pauvres " que selon son successeur Hugues, un évêque fait venir " de terres lointaines " dans le troisième quart du Xe siècle, pour reconstruire un Grésivaudan présenté très abusivement comme dévasté par des Sarrazins. Quand Grenoble retrouve le calme, elle est un marché, avec une foire qui, en 1219, attire des marchands de tous les points du monde, si on en croit un texte d'époque, exagéré mais significatif. Au début du XIVe siècle, on repère la présence de marchands juifs et lombards, et en 1313, le Dauphin protège ces derniers. Ceci, sachant qu'on ne peut alors guère parler d'étranger : le mot a peu de sens avec l'usurpation de la puissance publique par les puissants locaux (est étranger qui est né hors de leurs terres), et que jusqu'en 1343, le Dauphiné, et Grenoble en tous cas, sont étrangers à la France. Ceci se combinant pour expliquer qu'en 1455, le gouverneur de la province parle de tous estrangiers, tant du royaume que d'ailleurs -- même si ce genre de formulation existe partout en France, et surtout sur sa périphérie, jusqu'au XIXe siècle.

  Ces étrangers peuvent être fort mal vus, rejetés : en 1419 la ville fait défense aux hôteliers d'envoyer leurs domestiques hors des murs pour inciter les Lombards à venir chez eux, et ordonne en 1430 que ung chescun cytoien et habitant de ceste cité tennent varlez ou serviteurs, qu'ils ne soyent du Dauphiné ou du royaulme de France nez. On est alors en pleine guerre de Cent Ans. Et en 1455, la page tournée, les autorités attirent de nouvelles populations, en promettant dix ans d'exemption d'impôts. Ceci avant qu'en 1494, le passage de Charles VIII parti conquérir de Naples n'ouvre une ère où Grenoble subit les gens de guerre allant et revenant d'Italie, puis les bandes catholiques et protestantes des Guerres de religion. Les famines font affluer les mendiants, les troubles voient renaître les mesures contre les étrangers, menacés en 1580 du supplice de l'estrapade s'ils ne décampent pas. Jusqu'à ce qu'en 1590 la ville soit arrachée à la Ligue catholique par François de Bonne (Lesdiguières), renaisse au commerce, passe de moins de 10 000 habitants en 1590 à 14 000 en 1642, 23 000 en 1685. Cela n'empêche pas le parlement provincial d'interdire en 1676 d'enseignement les étrangers et non régnicoles qui singèrent de tenir de petites escholles. Et à la suite de la révocation de l'édit de Nantes en 1685, le XVIIIe siècle, période de stagnation, voit le comte de Tonnerre, lieutenant général en Dauphiné, donner en 1767 quinze jours aux Genevois pour fuir la ville.

Des apports qui fécondent


  En tous cas, le développement de la ville est lié aux apports extérieurs. Dans un Dauphiné que l'on quitte plutôt, Grenoble capte, tardivement, une partie de l'immigration "à talents" que connaît la France dès le XIIIe siècle. Ainsi, on trouve des étrangers, dont certains ne le seraient plus aujourd'hui. Des Savoyards, comme au XVe tel maître charpentier ou au XVIIe un greffier du Parlement. Des Lorrains, des fondeurs, au XVIe comme au XVIIe, de Nancy ou Saint-Mihiel, des "Allemands" de Montbéliard, tel orfèvre, tel musicien, strasbourgeois, et sans doute une partie des six familles Allemand présentes en 1751. D'autres viennent de plus loin. Des peintres d'Utrecht ou de Bavière. Des Suisses, depuis en 1327 un fabricateur d'horloges de Fribourg, d'autres horlogeurs, un lapidaire, un armurier, un facteur d'orgues, ou en 1789 les officiers de deux régiments. Des Italiens, eux aussi voisins, comme Antoine Verceil et Jean Debardonesche, notaires fin XVIe, des artisans et artistes : menuisiers, maîtres peintres, graveurs, relieurs, Piémontais, Lombards, Lucquois, Vénitiens, Romains. Des Belges, au XVIIe un peintre, un graveur, un tourneur ou un orfèvre de Liège, des peintres de Bruxelles ou de Malines, un écrivain (public ?) de Tournai. Des Hollandais, menuisier de Rotterdam ou ébéniste de Ruremonde, et en 1742 un Polonais, ouvrier en fer blanc.

  La population stagne au XVIIIe siècle. La Révolution, fondamentale pour la définition de la nation (donc de l'étranger) change peu de choses à la démographie. L'immigration n'est toujours pas un phénomène de masse. La population globale augmente, plus de 20 500 habitants en 1801, presque 29 000 en 1836, mais stagne ensuite. Et les étrangers sont peu nombreux, 2 pour mille Isèrois en 1800. En 1851, premier recensement utilisable, Grenoble compte 7 à 800 étrangers 2,25 à 2,5 % de ses 31 400 habitants. Encore sont ils souvent savoyards, ce qui explique que le nombre baisse après l'annexion de la Savoie en 1860. Une étude des successions de 1848-1850 indique un pourcentage bien plus élevé, mais montre surtout que les migrants sont alors surtout des voisins immédiats, avec 25 Italiens presque tous Piémontais, 5 Suisses, 3 Belges, 3 Allemands et 1 "Yougoslave".


L'immigration moderne


  Après 1851, la population augmente régulièrement, 34 700 en 1861, 42 600 en 1872, 60 000 en 1891, 68 800 en 1901. De 1853 à 1902, le solde migratoire, différence entre arrivées et départs, frôle 36 900. Mais en 1881, les étrangers ne sont que 2 % des Grenoblois, 913, et moins de la moitié sont Italiens, même si en 1872, plus de la moitié des entreprises de peinture ont un nom transalpin. La situation, cependant, est en train de basculer. On compte 1 833 étrangers en 1886, 2 342 en 1891, 2 663 en 1901, et 88 % sont Italiens. Ce n'est pas 4 % de la population, mais la croissance est là. Chez les Italiens, on a un petit noyau ancien et une masse de nouveaux venus, d'où le faible nombre de femmes, d'enfants et de personnes agées. Par ailleurs, ce sont des voisins, avec un tiers d'originaires de la province de Vercelli, presqu'un sixième de Turin, un treizième de Varese, un peu moins de Milan ou de Novare, peu de gens du Sud, une douzaine de Napolitains, deux Sardes, un seul Sicilien, de Catane, personne de Corato ni des Pouilles. 43 % travaillent dans le bâtiment et les travaux publics, 17 % sont manœuvres, 10 % peaussiers et gantiers.

  L'accueil est peu chaleureux durant la crise économique de la fin du XIXe siècle. Les autochtones critiquent une main d'œuvre que les employeurs jugent plus soumise et plus laborieuse qu'eux. Dès 1862, on fait grève contre l'embauche de Piémontais, réaction aussi fréquente que vaine. La presse locale conspue avec complaisance des Transalpins réputés joueurs de couteau. Et en 1894, quand un anarchiste italien assassine à Lyon le président de la République, l'émeute, à Grenoble, provoque des départs précipités. Un ouvrier vocifére que " des Italiens, il n'en faut plus. Ah ! si tous les Français étaient comme moi, ce serait vite fait… c'est du sang qu'il nous faut".

  La progression de la population et du nombre d'étrangers en son sein s'accélère avec la Belle Époque, tandis que la participation des immigrés aux luttes sociales efface l'essentiel des hostilités. Grenoble a près de 73 000 habitants en 1906, 77 500 en 1911, et 85 500 avec La Tronche, Saint-Martin-d'Hères, Saint-Martin-le-Vinoux et Fontaine. Et en 1911, on dénombre 4 584 étrangers à Grenoble, et les premiers Coratins arrivent, suivant peut-être le commerce des peaux pour la ganterie. Les débuts de la guerre entraînent des départs, comme partout, mais sa durée impose de nouveaux recrutements, on recense 5 687 étrangers dans la commune en 1921, 7,6 % de la population. L'Isère devient le douzième département d'accueil en France. En 1926, les Grenoblois de nationalité étrangère sont quelque 11 100, 13,6 % de la population d'une agglomération de 99 000 habitants, puis 109 500 en 1931 dont 18 % d'étrangers -- la moyenne, en France, est à 7 %. Plus de Grenoblois sont désormais nés à l'étranger que dans les départements limitrophes.

  Le reste de l'agglomération, dont la croissance est rapide, n'est pas en reste. À Fontaine, 15 % de la population est étrangère en 1921, 21,5 % en 1926, 38 % en 1931. À Saint-Martin-d'Hères, c'est 12,4%, puis 19% et 33,4 %, à Saint-Martin-le-Vinoux, 6,6%, puis 11,6% et 17 %, à La Tronche, 7,5%, puis 10,7% et 11%. Il s'agit surtout d'Italiens. À Fontaine, ils sont 2 000 en 1931, 78 % des étrangers, plus de 9 fois plus que les Grecs, de 12 fois plus que les Espagnols, de 45 fois plus que les Russes, plus encore par rapport aux Arméniens, Suisses, Polonais, Portugais et aux dix autres nationalités présentes. Saint-Martin-d'Hères cependant, se distingue, car les Italiens y sont en majorité relative, 39 %, à côté de 30 % d'Espagnols, 14,5 % d'Arméniens, 12 % de Grecs et de treize autres nationalités.   A Grenoble même, du fait des étudiants, 58 pays sont représentés, dont les Fidji, Gibraltar ou Java, mais les Italiens y sont quelques 8 700 en 1926, 12 100 en 1931, 15 000 avec les naturalisés, 15 % de la population, plus des deux tiers de l'immigration. La plus ou moins grande ancienneté se reflète dans la différenciation sociale, des manœuvres et des salariés du bâtiment aux gantiers, métallurgistes ou petits commerçants. Le Piémont est relayé par les Pouilles, d'où proviennent plus du quart des Italiens en 1926, dont près de 2 000 natifs de Corato, 2 500 en 1931, soit plus de deux fois la deuxième nationalité présente, les Espagnols, passés cependant d'un peu plus de 850 en 1926 à 2 100 en 1931 (dont 415 venus d'Albox, dans la province d'Almeria), soit 12 % des étrangers. Les Grecs passent entre ces deux dates de 482, au quatrième rang, à 818, au troisième avec 4,5 % des étrangers (Cf. dans ce numéro l'article d'E. Moussouri), et les Arméniens, de 131 en 1926 à 510 en 1931, ce qui les met au cinquième rang. Et les Portugais passent de 20 à 100. Au total, l'Europe du sud fournit en 1931 15 600 personnes, plus de 85 % des étrangers.

  Les Suisses, immigration de voisinage, diminuent, de 650 à 622 (3,4 % des effectifs). Le monde slave, lui, est en augmentation, 233 Polonais en 1926 et 474 en 1931 (Cf. dans ce numéro l'article d'E.Bogalska-Martin). Les Russes passent de 206 à 489, les Tchécoslovaques de 24 à 30, les Roumains de 57 à 143, les Yougoslaves de 40 à 82, les Bulgares de 63 à 109. L'Europe du nord-ouest augmente un peu ses effectifs, mais l'Europe scandinave et baltique les voit fondre, de 140 à 72 -- surtout étudiants. Les autres continents sont peu présents, et sur les 323 natifs d'Algérie de 1926, 3 sur 5 sont en fait métropolitains. Pour 1931, on ne compte que 10 originaires du Maghreb et 10 des colonies d'Afrique noire, premiers représentants des migrants présentés dans ce numéro par J. Barou, plus 12 autres du reste de l'Afrique.

Une agglomération plurielle


  La répartition dans Grenoble montre une forte concentration des derniers venus au centre-ville. En 1931, on a 35,5 % d'étrangers rue Saint-Laurent, 41 % rue Chenoise, 46 % rue Abel-Servien, 48 % rue Très-Cloître, 55 % faubourg Très-Cloître, 70 % rue du Four, 71 % montée Chalemont, 86 % rue de l'Alma. La rive droite, sur près de 5 600 habitants, compte un millier d'originaires des Pouilles, dont 840 Coratins. À Très-Cloître, parmi 42,5 % d'étrangers, Corato est presque aussi présent, sur plus de 1 650 Italiens. Mais ceux-ci habitent surtout le nord du quartier, et les proportions évoluent de rue en rue : 120 Italiens et 1 Espagnol rue Abel-Servien, 334 et 21 rue Chenoise, 294 et 120 rue Très-Cloître, mais 77 et 111 (plus 7 Portugais) rue de l'Alma. Entre faubourg Très-Cloître et boulevard des Adieux, les Italiens sont 228, les Espagnols 500 (avec 72 Grecs). Dans le quartier de la Croix Rouge, de la cité de l'Abbaye, sur 21 % d'étrangers avenue de Gières, moitié sont Grecs et Arméniens. On est proches des équilibres de Saint-Martin-d'Hères où, entre 1931 et 1936, vivent 310 Nord-Africains, et, parmi la population étrangère, 36% d'Espagnols, autant d'Italiens, 17,4% d'Arméniens, 7% de Grecs. Ce n'est pas le cas dans le quartier Berriat, avec 17 % d'étrangers, à 80 % Italiens, plus ouvriers qualifiés que manœvres, mais aussi 143 Russes, 95 Polonais, 88 Suisses, 97 Grecs, 67 Arméniens, 60 Espagnols, reflets du mélange à dominante italienne de Fontaine. Toujours en 1931, les étrangers sont moins présents dans les autres quartiers, 11 %, dont moitié d'Italiens, à l'Île Verte, quartier d'artisans et de classes moyennes, 8 % entre préfecture et actuelle mairie, moins de 7 % entre place Victor Hugo et la gare -- et surtout près du quartier Berriat. On a des chiffres intermédaires à la Bajatière (15 %), la Capuche (14 %) aux Eaux-Claires (12 %).

  Après 1931, cette géographie change peu, mais la crise économique réduit le nombre d'étrangers. Les violences de la fin du XIXe ne sont plus de mise, mais les pressions administrativo-policières, et la pénurie d'emplois, imposent des départs, ce qui explique sans doute un chomage apparemment limité. Des naturalisations jouent aussi sur la statistique, alors que leur signification est tout à fait inverse. En tous cas, l'agglomération passe de 18 314 étrangers, 18 % des habitants, à 16 550, quelque 14 %, et 32 % à Fontaine et Saint-Martin-d'Hères, 6,1 % à La Tronche, 13,4 % à Saint-Martin-le-Vinoux. La guerre voit quelques départs d'Italiens rappelés par le fascisme, la naturalisation d'autres en âge de combattre, des difficultés économiques, et des départs forcés à la Libération. De fait, on passe à 10 120 étrangers en 1946, 8,2 % des 102 161 habitants. Certains groupes se sont étoffés depuis 1931, les Polonais sont passés de 474 à 599, du 7e au 3e rang, mais les Arméniens sont tombés de 510 à 451, les Espagnols de 2 126 à 959, les Italiens de 12 100 à 5 475. À Fontaine, Saint-Martin-d'Hères, dans les quartiers Saint-Laurent et Très-Cloîtres à Grenoble, la part des étrangers est deux fois moindre qu'en 1931 : 14, 16, 15 et 19 % de la population, mais il faudrait faire la part des naturalisations. La répartition géographique reste en gros celle de 1931, les Italiens sont 90% des étrangers à Saint-Laurent, 83 % à Saint-Martin-le-Vinoux, 72 % à Fontaine, les Grecs et Arméniens habitent surtout la Croix-Rouge et Saint-Martin d'Hères, comme les Espagnols, toujours également présents à Très-Cloître.

Les soutiers de la croissance


  La reprise de l'immigration se fait plus vite que pour l'ensemble de la France. En 1954, sans retrouver le chiffre d'avant-guerre, les Italiens sont 8 700, dont 35 % viennent des Pouilles, et 8 % de Sommatino, la Sicile en général fournissant une part croissante des nouveaux venus. Les étrangers participent à la croissance de la population de l'agglomération, qui triple presque de 1946 à 1968, et inclut non plus 4 communes, mais 14, 21 et plus, et triple presque de 1946 à 1968. Mais s'ils rejoignent et dépassent largement leurs effectifs de 1931, ils ne retrouvent pas le pourcentage d'alors, du fait des naturalisations, des migrations internes en provenance de toute la France et de l'arrivée à partir de 1962 de quelque 20 000 rapatriés, dont plus de 8 000 à Grenoble même. En 1968, on compte 9,5 % d'étrangers à Grenoble, 21,5 % à Fontaine et Saint-Martin-d'Hères -- alors que dans ces deux communes-là, un tiers des habitants sont nés à l'étranger, la moitié au bas mot y a des attaches plus ou moins lointaines, et que dans la dernière citée, de 1946 à 1960, les étrangers stricto sensu passent de 570 à 1557.

   Reste que 82 % des actifs étrangers sont ouvriers ou artisans, contre 35 % de l'ensemble de la population, ils représentent le quart des salariés dans les années soixante, et, à l'intérieur d'une même branche, une part toujours plus importante du personnel des entreprises les plus récentes. Bref, ils fournissent une part plus qu'appréciable de l'expansion économique. Ils sont le plus souvent les soutiers de la croissance, occupant les postes les plus pénibles, les moins qualifiés, même si, avec le temps, une promotion sociale s'esquisse, si une petite minorité des Piémontais, les plus anciennement implantés, a accédé à des emplois de techniciens ou de cadres dès les années cinquante, si à Fontaine on note que les enfants d'Italiens sont moins présents dans le bâtiment que leurs parents, et plus dans la métallurgie, s'il y a enfin fusion dans le monde ouvrier, gommage des supposées différences.

  Entre vieillisement et naturalisations, un cycle se clôt, celui des Italiens. Ils représentent 85 % des étrangers à Fontaine en 1958, 67 % à Saint-Martin-d'Hères, bien plus qu'en 1931, et encore 51 % à Grenoble en 1968, mais 37 % en 1975 et 30 en 1979. Cette moyenne est dépassée dans la vieille ville, mais depuis longtemps, ils étaient moins nombreux dans les banlieues les plus récentes. Le relais est pris moins par les Espagnols (quelque 16 % en 1968, 10,5 en 1975, 9 en 1979) ou même les Portugais (quelque 4, puis 8 et 8,5 %) que par les ressortissants des pays d'Afrique du Nord, toujours à ces mêmes dates 18,5, puis 30,5 et 35,5 %. Ceci dans une population étrangère qui croît encore malgré la crise, même si c'est plus lentement (18 963 personnes en 1975, 20 171 en 1979 ), et même si, elle décline de nouveau en pourcentage, pour la commune de Grenoble 13 % en 1975, puis 12,5 en 1982 et 11 en 2000. Par ailleurs, cette même population étrangère se redéploie vers les quartiers du sud de Grenoble, où en 1979 elle est pour la première fois plus nombreuse que dans la vieille ville, phénomène qui ne peut qu'être accentué par le dépeuplement de cette dernière (Saint-Laurent perd 62 % de ses habitants entre 1962 et 1982), et, après le changement de municipalité en 1983, par une politique de réhabilitation tendant à chasser du centre les plus pauvres, contrairement à ce qui se faisait auparavant.

   Chronologiquement, on sort du propos de cet article. Mais des échos sont déjà facilement trouvables, par exemple dans les lieux d'installation, à Très-Cloître en particulier. Et d'autres le seraient s'il avait été possible de remettre de la chair derrière les chiffres et les lieux, de parler de conditions de vie, de mettre en parallèle ce que furent les taudis des hauts de Saint-Laurent de l'entre-deux-guerres et les conditions d'hébergement plus récentes, dans les années soixante ou plus tard. Mais il est aussi d'autres échos, plus positifs, autour de ce que Grenoble doit à ceux qui n'ont pas peu contribué à la construire, et à faire son dynamisme. En 1958, au moment où les "Trente glorieuses" commençaient à donner leurs fruits, Paul Veyret, alors "patron" de la géographie alpine, écrivait que cette ville "est, pour sa grandeur, une des plus cosmopolites de France". C'était vrai depuis trois quarts de siècle, ça l'est quarante ans plus tard, même si les temps de crise l'ont fait parfois oublier à d'aucuns.



(1) Cet article s'appuie sur les articles publiés depuis 1916 par la Revue de Géographie alpine, en particulier celui de G. Letonnelier, "Les Étrangers dans le département de l'Isère", 1928, p. 697 sqq. ainsi que sur les livres de P. Barral, Le Département de l'Isère sous la Troisième République, Paris, Colin, 1962, R. Blanchard, Grenoble, étude de géographie urbaine, Grenoble, Didier et Richard, 1935, A.M. Faidutti-Rudolph, L'Immigration italienne dans le Sud-est de la France, Gap, Louis-Jean, 1964, J. Ibarrola, Recherches sur la société grenobloise vers le milieu du XIXe siècle à partir des successions et des absences, Paris - La Haye, Mouton, 1971, J. Jouanny, Les origines de la population dans l'agglomération grenobloise, Grenoble, Allier, 1931.Retour au texte

~ Ecarts d'identité N° 95-96:~ L'immigration dans l'agglomération de Grenoble - Histoires et dynamiques - Primtemps 2001

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