Talisman
Achour OUAMARA
Ecrivain et Essayiste, Université Stendhal Grenoble III
Le corps-corpus s'encadre
dans un grossier formulaire. La mite soupçonneuse rongeait déjà le papier
d'identité. Du contrôle de l'étrangeté (synonyme de dangerosité) on passe
au recensement de l'étrangéïté. Il fallait, pour conjurer le non national,
encarter tout ce qu'on ne pouvait encadrer : l'inconnu, le passager, l'étrange.
L'identification du travailleur immigré s'inscrit dans cette logique de crainte
irrépressible et paranoïaque de l'allogène.
La guerre d'inscription
Aux origines de l'immigration, aux temps du recrutement massif
des immigrés dépaysannisés, c'est le corps-attestation, ombre du papier, qui
était soumis à un méticuleux contrôle sanitaire (auscultations et épouillage
effrontés). Il devait répondre de sa robustesse et de sa validité au travail pénible
qui l'attendait. C'est ainsi que l'immigré trié sur le volet débarquait " étiqueté "
en France, muni d'un sauf-conduit qui avait le même pouvoir magique que le talisman
porté alors en pendentif qu'un cupide mufti lui aura rédigé dans un langage abscons
à dessein de s'attirer la protection des lares des mines et autres aciéries.
Depuis, la gadoue paperassèque de la meule administrative a pris du poids. La validité du corps laisse place au contrôle d'invalidité des papiers. La persécution bureaucratique s'adonne à l'excès de zèle qui s'abrite derrière la loi mouvante et floue à souhait. On codifie à tout-va les malheurs du monde. Sans papiers point de salut. Le tampon se substitue au talisman, il en a acquis toutes les vertus qui soustraient l'étranger à la misère comme le réfugié à la mort, sauf que ce sésame ouvre plus la porte au stigmate qu'au sceau de l'accueil fraternel. Que de supplications et d'implorations pour obtenir cette amulette ! Il faut parfois payer de soi-même, décliner son identité jusqu'à s'en dessaisir, se faire violence à faire peu de cas de sa dignité (2) pour se faufiler à travers le tamis aux fines mailles de l'administration tatillonne dont l'inertie est légendaire. Qu'à cela ne tienne ! La carte de séjour est devenue un crochet auquel on suspend toutes ses espérances. Il en est qui, pour manifester leur assimilation et leur allégeance à la culture d'accueil et chercher l'indistinction, en viennent à effacer la visibilité d'origine en castrant leurs noms ou prénoms des consonnes trop gênantes (le h pour les Arabes ou le i jadis pour les Italiens). Hélas, cette altération du patronyme (3), outre qu'elle génère une blessure nominale, apporte plus qu'elle en résout de complications et de déboires administratifs. Se délester de son prénom (4) stigmatise davantage le handicap ethnique. Car l'assimilation nominale, loin de contourner les préjugés liés au délit de nom, est confrontée à la dure réalité du délit du faciès. Dès lors, le papier n'identifie plus, il désidentifie si ce n'est que le demandeur le conçoit comme un vêtement pour épargner l'impudeur à son âme. L'immigration apparaît avec le recul comme une "guerre d'inscription" (5) des identités précaires, qui mérite à elle seule une onomastique liée aux multiples altérations des noms patronymiques (6). Du reste, pour faire pièce aux demandeurs, les cerbères suffisants des guichetiers sont dressés au contournement pervers de la loi comme au délit du nom (Christian contre Mohammed, c'est prétentieux !). La multitude des documents liés à une floraison de statuts de l'étranger prend toute sa signification de désidentification quand au sein d'une famille le statut de résident, lié au temps de séjour accordé, varie d'un membre à un autre : permanent, temporaire, asile territorial, en instance de régularisation, en transit, clandestinité à l'horizon de la majorité pour les enfants, etc. Comme la loi fait fi des liens biographiques, la famille immigrée scellée par un patronyme peut à tout moment se disloquer pour raison de non-droit de séjour. Elle se (re)dessine à la faveur des liens de papiers que ses membres détiennent en commun quant au droit de chacun de résider, travailler, circuler. On comprend dès lors l'équation papiers d'identité/identité de papiers (7). Autrement dit, en ce cas d'espèce, le papier d'identité discrimine. Chaque statut de résident se distingue par la singularité du papier qui le désigne : format et type, papier, typographie des caractères, couleur, nature du filigrane, validité fluctuante. Ironie d'identification, l'illettré peine dans ce capharnaüm à identifier les papiers. La confusion est telle qu'il lui arrive de prendre un récépissé pour un reçu de loyer, ou une lettre de licenciement pour un arrêté d'expulsion (8).
L'exigence de droit
La tyrannie de la preuve, la suspicion d'irrégularité, l'arbitraire du huis-clos
des préfectures, toutes les injonctions à la solvabilité des demandeurs s'ajoutent aux lots de
douleurs tues du pays d'origine. Ainsi du réfugié politique qui, sous l'injonction de fournir
des preuves de persécution, subit la persécution de la preuve documentaire tant et si bien
qu'il se résigne à raconter par le menu son passé pour dissiper la méfiance sur son identité
souvent jugée douteuse (9). Certains, pour jouer leurs dernières cartes et donner plus de
crédibilité à leurs récits, s'adressent dans leurs incessantes requêtes à la pitié du cœur
des écrémeurs de dossiers plutôt qu'à la raison de l'impitoyable loi, ou par crainte d'être
débouté et pour témoigner de leur bonne foi et sauver leur peau, à montrer patte blanche en
exhibant leurs corps meurtris par la torture au regard concupiscent de l'examinateur plein
de morgue. L'on ne s'étonne donc pas que, épuisés par les démarches, les demandeurs d'asile
recourent en dernière instance à la grève de la faim, en somme une déchirure de l'ultime
identité inscrite dans le corps-papier attendant sa levée vers la frontière (10).
Mais cette sémantique du papier s'invalide dès que tombe une nouvelle loi ou circulaire sur le séjour (plus d'une vingtaine depuis 1945). Car, pour l'étranger, une des perversions des multiples lois sur le séjour consiste à le plonger régulièrement dans l'infradroit, à rendre davantage inconvenante sa présence et indues ses requêtes. Ainsi, aux yeux de la loi, il ne demande plus, il quémande. En effet, chaque nouvelle loi s'ajoutant à l'imbroglio des précédentes apporte son lot d'irrégularisations, à l'exemple de cette loi appelant à la délation, où obligation est faite à l'hébergeant de signaler le départ de l'hébergé reçu, ce qui déclencha, on s'en souvient, la colère des cinéastes proxènes (11) appelant à leur tour à la désobéissance civile. Ce sursaut de la société civile marque à n'en pas douter un grand tournant dans la revendication des sans-papiers (12) qui, dégoûtés d'être déboutés, abandonnent la stratégie de lamentations de la demande suppliante pour passer à l'exigence de leurs droits en occupant plusieurs lieux d'asile symboliques (Eglise Saint-Ambroise, Gymnase Jappy, La Cartouchière, Eglise Saint-Bernard, temple des Batignolles, etc.). Les sans-papiers et sans-papières (!), hier sans visages, accèdent dès lors à la visibilité et jettent à la face de la machinerie bureaucratique toute la crainte qui exsude du manque de papiers. Le "clandestin", las d'essuyer les plâtres de l'administration, se résout à se dé-masquer. Il brise la fatalité en s'annonçant avant d'être dénoncé. Il cesse de raser les murs. Il quitte les ateliers des marchands d'esclaves, requiert ses droits et sa dignité en déclinant haut et fort son nom exotique qu'il conjugue à la citoyenneté active. De plus en plus, des Français, hommes et femmes de peu, tous les qualifiés de sans, épousent ses droits et transforment les sans en avec par le jeu de parrainages républicains, véritables grains de sable dans la mécanique de l'(ir)régularisation. L'imploration le cède vite à l'exigence. Sans-papiers n'est plus synonyme de sans-parole. Et si dans ce combat on invoque ça et là les causes de l'émigration qu'est l'incontournable histoire coloniale, c'est moins pour lui réclamer des arrhes que pour perturber la logique de l'hermétique absolutisme du national qu'il est urgent de remplacer par une communauté de destin. Quoiqu'il en soit, on aura beau gratter à même les stèles les noms des étrangers étripés dans les tranchées de Verdun ou usés sur les établis de Melun, leurs petits-enfants sauvageons ont tiré de leur souvenir quelques talismans à graver au fronton des frontières libérées devenues jalouses. Amnésiques, vos papiers !
Achour OUAMARA (Ecrivain et Essayiste, Université Stendhal Grenoble III)
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~ Ecarts d'identité N° 93:"Papiers d'identité Identités de papiers" ~ Automne 2000 ~
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