Les enjeux d'une reconnaissance sociale des mémoires des immigrations

Léla BENCHARIF
Doctorante, CRENAM, Université Jean Monnet, Saint-Etienne





Un défi que la société doit relever : sortir de l'amnésie et reconnaître dans l'histoire commune et l'espace politique les mémoires de la France plurielle.

epuis quelques années, on assiste en France au déferlement d'une "vague mémorielle" (Pierre Nora) qui se traduit notamment, par la progression des travaux de généalogie, des actions commémoratives ou encore de l'identification/institutionnalisation de lieux de mémoire, assortis de nouvelles recherches historiques. Cependant, force est de constater que dans cette perspective de mobilisation du passé, la réflexion comme les opérations mémorielles ou patrimoniales en lien avec l'histoire de l'immigration occupent bien souvent une place marginale.
  Tant l'absence d'un travail concernant la connaissance, la reconnaissance et la valorisation (matérialisation/publicisation) de ces mémoires de "migrance" a longtemps prévalu. Cette mécanique de l'oubli a de fait dessiné et institué, au cœur d'une mémoire collective -- nous pourrions parler d'une mémoire officielle et donc sélective -- les contours d'une amnésie sociale, autour de ces histoires de la France plurielle. Comme il s'est façonné dans le même temps, un traitement différenciel des mémoires sociales qui incarnent l'histoire de France, dans sa diversité ethnique, religieuse ou culturelle. La mémoire devient alors un objet social polysémique, dont les acceptions politique et idéologique imposent une réflexion sur le travail social de la mémoire et de l'oubli, sur les logiques dialectiques de conservation et de destruction, de reconnaissance et de dénégation. Comme il s'impose aussi, une réflexion sur le sens et les enjeux de la construction des mémoires des immigrations en tant qu'objet patrimonial. Faut-il supposer que la disparition progressive des espaces ou traces matériels hérités des phénomènes migratoires (espaces d'habiter, espaces d'encadrement institutionnel...) affectent le travail de transcription patrimoniale ? Ou bien faut-il considérer que le champ historique de l'immigration n'est pas figé et qu'il n'est que le cadre spatio-temporel de l'identification, de la recomposition et de la transformation de processus sociaux, culturels et politiques ?
Des oubliés de l'histoire
au devoir de mémoire



  Les questions de la mémoire, du patrimoine et de l'immigration sont particulièrement sensibles aujourd'hui, tant elles sont investies d'enjeux politiques et idéologiques. Si certaines "mémoires migrantes" (1) sont collectivement cultivées dans la nostalgie des origines, ou socialement instituées en tant que mémoires d'exilés (ex. les Arméniens), d'autres sont en revanche éparpillées, déniées parce qu'aliénées dans les cadres sociaux et politiques d'une histoire où elles n'ont aucun statut, c'est-à-dire qu'elles n'ont ni reconnaissance, ni visibilité. De manière générale, l'histoire des migrations nous ramène à des événements historiques douloureux, et rarement commémorés, qu'ici ou là on se refuse toujours à considérer comme faisant partie de l'Histoire commune. Alors que certains évènements névralgiques sont encore très présents dans nos mémoires (drame des colonisations/décolonisations...), ils sont paradoxalement refoulés, comme s'ils étaient hors de l'histoire, étrangers à notre propre histoire. L'appréhension et le traitement de l'histoire coloniale révèle de manière paradigmatique ce rapport spécifique et complexe de la société française à l'égard de l'histoire coloniale. En effet, on a tendance à laisser accroire que des pages entières de l'histoire de la deuxième guerre mondiale et surtout de la guerre d'Algérie sont tournées. Tournées par qui, tournées pour qui ? Pour ces anciens soldats coloniaux mobilisés de force sur les fronts de la guerre et qui disparaissent progressivement, dans l'indifférence générale? Sommes-nous sûrs que pour les militants et résistants algériens, les Harkis, les Pieds-Noirs le temps de la guerre d'Algérie, le drame de la colonisation sont effacés? Force est de rappeler que, 38 ans après le massacre du 17 octobre 1961, on s'interroge encore sur la reconnaissance de la responsabilité de l'Etat de droit français ! Ainsi, la question de la reconnaissance de ces mémoires coloniales est fondamentale puisqu'elle renvoie, dans l'espace de la citoyenneté, à l'expression d'un traitement relevant d'une action politique et démocratique.

  Tour à tour vives et fragiles, les " mémoires migrantes " sont à interroger dans leur spécificité et dans leur condition de production historique. Mémoires de guerre, mémoires de résistance, mémoires d'exil, mémoires de travail, mémoires de chantier, mémoires de luttes sociales, mémoires de la ville, de quartier, de cité, mémoires de "cantonnés"... les "mémoires migrantes" se déclinent au pluriel, sur un temps long, et donnent à notre Histoire une configuration originale. Elles sont, avec les hommes et les femmes qui les portent, avec les lieux qui les identifient, les expériences et les signes visibles qui permettent une espèce de généalogie de l'histoire des migrations et de ses immigrés. Les "mémoires migrantes" sont difficiles à saisir, car elles se construisent dans une histoire collective comme elles s'articulent au fil des générations, dans une histoire plurielle faite de permanences, de ruptures, d'héritages et de (re)créations.

Pour l'implication et la (re)connaissance des porteurs de mémoire


  Cet enjeu est essentiel puisque de ces mémoires vivantes, de ces "générations silencieuses" de ce "silence des pères", il s'agit de favoriser l'expression des mots et des paroles, l'expression des histoires de vie qui fondent les mémoires individuelle, familiale et générationnelle. Autant de mémoires racontées qui participent de la production d'une mémoire sociale et collective. Autant de mémoires qui restituent toute la diversité des expériences sociales et vécues par ces hommes, ces femmes issues des immigrations, ainsi que leurs héritiers. A travers cette mobilisation, il s'agit d'impliquer les témoins de cette histoire non pas en tant qu'objets ou sujets de mémoire mais bien en tant que porteurs de mémoire sur la "scène de l'histoire active" (2). Car on ne saurait oublier et qu'à travers un récit de vie s'exprime avant tout comme une histoire de dignité, une dignité à reconquérir.

  Face au processus d'enracinement, processus connu et désormais irréversible, des populations issues de divers courants migratoires, il y a comme un défi que la société française doit relever : sortir enfin de cette amnésie et aller vers la reconnaissance sociale, dans l'histoire commune comme dans l'espace politique de ces mémoires de la France plurielle. Et c'est au travers de ce processus politique et idéologique à la fois, que les héritiers de l'immigration pourront se réapproprier, intérioriser ce lien social à l'Histoire. De s'identifier et de s'incarner dans un rapport d'appartenance historique à la société française, dont ils sont partie intégrante. Se regarder dans son histoire, c'est aussi se regarder dans l'histoire de l'autre, et de s'y reconnaître. Alors, loin de vouloir briser le miroir, il semble important de continuer ce travail de "repossession" des temps et des lieux de mémoire qui fondent l'histoire des migrations.

  Depuis peu, on assiste au développement, dans le cadre des politiques publiques sociales et culturelles, de nouvelles actions centrées sur la problématique des mémoires des migrations : les actions se présentant généralement sous les intitulés de "mémoires" ou "identité des pères". Les pères (ceux issus des migrations) constituant alors une "nouvelle" catégorie sociale mobilisée et investie par les opérateurs sociaux. Face à la multiplication de ces dispositifs, il paraît nécessaire de développer une approche rigoureuse de ces actions, en termes méthodologique et réflexif, et concernant plus particulièrement leurs conditions de production et de transmission. Il ne fait aucun doute que ces initiatives axées sur la thématique des "mémoires migrantes" peuvent déboucher sur un double processus de connaissance et de reconnaissance, à la condition qu'elles ne se réduisent pas à un effet de mode, orchestré dans le cadre d'une nouvelle commande sociale et institutionnelle, et qu'elles soient véritablement dépouillées des logiques de légitimation, de pacification, et de spécification sociale. Ces tentations ne seraient en fait ni crédibles ni opportunes sur le plan de la validité de l'action, et surtout sur le plan de sa valeur pédagogique.
Léla BENCHARIF

(Doctorante, CRENAM, Université Jean Monnet, Saint-Etienne)


(1) Luiz Felipe Baêta Neves Flores : Mémoires migrantes. Migration et idéologie de la mémoire sociale, Ethnologie Française XXV, 1995, 1 : Le vertige des traces. Patrimoines en question.Retour au texte

(2) Jacques Berque : Sciences sociales et décolonisation, Tiers Monde, 1962.Retour au texte


~ Ecarts d'identité N° 92: "Mémoire, récit de vie, autoboigraphie...Creuset de la reconnaissance" ~ Mars 2000 ~

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