Des liaisons dangereuses ?
Intégrer les "immigrés" et gérer la crise urbaine
Laure-Leyla CHEBBAH-MALICET
Docteur en Science Politique attachée temporaire d'enseignement et de recherche CERAT-IEP, Grenoble
S'appuyant sur une lecture des phénomènes historiques et démographiques allant dans
ce sens, les pouvoirs publics semblent avoir opéré un diagnostic selon lequel la gestion de
l'immigration est devenue une problématique indissociable des difficultés auxquelles la politique
des quartiers, puis celle de la ville, prétendent apporter des réponses. Si ce rapprochement a
été rendu visible avec l'institutionnalisation des politiques d'intégration des immigrés et de
la ville, il trouve cependant des origines lointaines liées notamment à l'histoire
migratoire en France.
L'association "immigration / malaise urbain" n'est pas nouvelle et se révèle étroitement liée à l'urbanisation rapide qui a accompagné l'industrialisation de la France, et au caractère économique de l'immigration. Déjà à la fin du 19ème siècle sur fond d'exode rural, puis à l'occasion des périodes de crises économiques et sociales, la dénonciation comme facteur de trouble et de criminalité des ouvriers d'origine rurale dans un premier temps, puis celle des ouvriers étrangers dans un second temps, était largement répandue. Si la période de croissance économique après la Libération a paru faire disparaître un temps cette grille de lecture, la résurgence de difficultés liées notamment au développement d'un habitat insalubre l'a relancé dès la fin des années 1960. La précarité de ces familles, accentuée par la crise économique et celle du logement, de même que le rajeunissement de ces quartiers ont ensuite été à l'origine des principaux bouleversements qui ont servi de cadre au croisement établi entre immigration et malaise urbain dès la fin des années 1970. La maîtrise du peuplement s'est alors imposée comme un élément incontournable de la politique de gestion de l'immigration, à la fois comme une garantie imposée à l'intégration et comme un axe privilégié de la maîtrise des flux. Les "événements" survenus au cours de l'été 1981 dans le quartier des Minguettes à Vénissieux ont constitué un tournant dans l'association entre immigration et crise urbaine. En effet, il ressort de ces journées largement couvertes par les médias nationaux et locaux, une prise de conscience brutale d'un malaise lié à une urbanisation que l'on avait pensée en partie réussie et maîtrisée, et de l'existence d'une "jeunesse issue de l'immigration", catégorie jusque-là quasi-ignorée des pouvoirs publics. La panique des élus et des responsables administratifs locaux (2) et nationaux a agi comme un électrochoc. Si cette crise n'a pas provoqué à elle seule l'émergence de la politique de la ville (3), elle lui a cependant servi d'accélérateur. Ainsi, la création du Conseil national du développement social des quartiers (C.N.D.S.Q) quelques semaines plus tard, à l'automne 1981 et dont la présidence a été confiée au maire de Grenoble Hubert Dubedout, puis la parution dans les mois suivants de rapports fondateurs (4) ont été les premiers éléments de réponses apportés par les autorités politiques au "malaise des banlieues" (5) mis en lumière en même temps que celui de la "jeunesse issue de l'immigration". Avec la Marche des Beurs, deux ans plus tard, ce lien a été renforcé. L'ampleur de ce mouvement porteur d'un refus du racisme, d'une revendication d'égalité et d'un enracinement dans les quartiers (6) a eu pour effet de renforcer la liaison entre thématique de la ville, via la banlieue, et celle de l'immigration, via la "génération Beurs". Le rôle et les demandes désormais visibles d'une catégorie identifiée comme homogène, malgré son extrême hétérogénéité, ont ainsi fait porter l'accent sur les immigrations maghrébines et africaines désormais associées à la dérive des quartiers. Lorsqu'à l'automne 1990, les communes de Sartrouville, de Mantes-la-Jolie et de Vaulx-en-Velin sont à leur tour confrontées à des incidents violents, la lecture de la gestion de la présence immigrée et de la crise urbaine en terme de risque et de violence ne fait plus de doute (7). Localement, les initiatives menées autour de la programmation et la mise en place des contrats de ville du XIème Plan (1994-1999) se sont appuyées sur cette logique. Ainsi, dans l'agglomération lyonnaise, un travail quantitatif visant à élaborer la requalification des "territoires sensibles" est venu confirmer la liaison opérée entre immigration et problèmes urbains (8). En effet, l'élaboration de l'échelle de classification s'est appuyée sur cinq indices dits de "sensibilité" : le taux de chômage global et celui des moins de 25 ans, le taux de "population étrangère", la proportion de jeunes ou de familles nombreuses. Ces indicateurs retenus au détriment d'autres comme les taux de délits (en tant qu'indice d'insécurité) ou même encore celui des bénéficiaires du R.M.I. (en tant qu'indice de précarité), sont révélateurs du processus selon lequel l'immigration, comme la jeunesse, ont été des facteurs désormais associés explicitement aux difficultés identifiées dans les quartiers, dans la ville. L'une des conséquences de toutes ces évolutions a donc été d'entériner symboliquement une lecture quasi-ethnique des territoires urbains, et par conséquent celle des problèmes d'ordre sociaux ou économiques posés dans ces quartiers. Insécurité, délinquance, chômage ou dégradation de l'habitat qui composent la longue litanie du malaise urbain ont été relus en termes d'éducation, de culture, de cohabitation, de repli et de stigmatisation. Ces éléments qui ont conduit la ville à s'imposer peu à peu comme le lieu de cristallisation des difficultés d'intégration rencontrées, mais aussi posées, par les "populations immigrées", ont alors ouvert la voie d'un croisement obligé entre politique d'intégration et politique de la ville. "Echec du modèle d'intégration" et "crise des banlieues" ont ainsi été associées dans une connotation largement négative renforcée par le malaise des pouvoirs publics face à la présence de populations immigrées durablement installées et les revendications portées sur la scène publique par une partie de la "jeunesse issue de l'immigration".
Des dispositifs et des procédures
différenciés mais associés
Le principe d'une gestion séparée de la politique d'intégration des "immigrés"
et de la politique de la ville a été maintenu malgré des logiques administratives voisines
qui ont favorisé leur rapprochement au nom d'objectifs définis plus ou moins clairement comme
étant de même nature. Promouvoir l'intégration est ainsi devenu une garantie a priori de la
résolution du malaise urbain. Dans le même temps, l'intervention territoriale et transversale
promue par la politique de la ville s'est imposée en principe comme un facteur d'impulsion du
projet républicain d'intégration. Le contexte de décentralisation, de même que les logiques
d'expérimentation et de territorialisation qui guident les politiques d'intégration et de la
ville ont agi comme les révélateurs de logiques administratives, politiques et individuelles
qui jalonnent l'action publique locale et contractuelle.
La politique d'intégration des "populations immigrées" n'a émergé en ces termes qu'à la fin des années 1980. Précédemment, la logique de l'assimilation n'avait pas donné lieu à une intervention publique structurée à l'exception d'un soutien aux associations dans le domaine de l'alphabétisation et d'une prise en charge du secteur logement. C'est dans cette optique que sont alors créés, en 1963, la Société nationale de construction pour les travailleurs (SONACOTRA) sur les bases de la SONACOTRAL mise en place en 1956 pour les seuls travailleurs algériens, et, en 1964, le Fonds d'action sociale pour les travailleurs étrangers (F.A.S.), après l'élargissement des compétences du Fonds d'action sociale pour les travailleurs algériens en Métropole et leurs familles, créé quant à lui en 1958. Par la suite, l'appel à l'insertion a paradoxalement accompagné une politique de retour offensive amorcée dès le milieu des années 1970, suite à la décision de fermer les frontières à l'immigration de salariés en 1974 (9). Après 1981 et l'arrivée de la gauche au pouvoir, la politique d'insertion a changé d'orientation. L'abandon de la logique de retour et le maintien du principe de limitation des flux migratoires ont été accompagnés d'une politique sociale à destination des "immigrés" se revendiquant de l'insertion associée au principe du droit à la différence. La déconcentration du Fonds d'Action Sociale en 1983 qui se traduit par la mise en place de délégations régionales et de Commissions régionales pour l'insertion des populations immigrées (C.R.I.P.I.) (10) a marqué la volonté du gouvernement d'amorcer une politique volontariste au nom du principe d'insertion et d'engager son intervention dans une logique de territorialisation de l'action publique. Le terme d'intégration n'a, quant à lui, émergé dans le langage politico-administratif qu'en 1989. C'est à Michel Rocard, Premier Ministre, que l'on doit ce tournant qui trouve son prolongement dans la création d'un Secrétariat général à l'intégration confié à Hubert Prévost et remplacé en 1991 par un Secrétariat d'Etat chargé de l'intégration confié à Kofi Yamgnane. Dans le même temps, l'institutionnalisation de la politique de la ville se traduit par la création d'instances et de dispositifs spécifiques placés sous le sceau de l'interministérialité. Ainsi, la création en octobre 1988 du Conseil national des villes, le remplacement du Développement social des quartiers par le Développement social urbain (D.S.U.), et la création de la Délégation interministérielle à la ville (D.I.V.) marquent la structuration d'une intervention publique émanant d'une volonté politique forte. La désignation de quartiers prioritaires, la politique de zonage, la logique de co-financements et de mise en partenariat d'acteurs publics et privés à l'échelle locale sont les grandes lignes de la politique de la ville. La nomination en 1990 du premier Ministre de la ville, Michel Delebarre et la création de postes de sous-préfet à la ville vient alors faire écho aux émeutes de Vaulx-en-Velin qui signent l'échec relatif des orientations et mesures prises jusque-là. Politique de l'intégration et politique de la ville se sont ainsi structurées conjointement, mais séparément. Pour autant, les liens établis entre immigration et crise urbaine, de même que leurs logiques d'intervention proches ont favorisé les rapprochements et les croisements à plusieurs niveaux. Sur le plan de la nomenclature et des organigrammes officiels, la D.I.V. a été placée sous la tutelle du Ministère de la solidarité, de la santé et de la protection sociale à l'instar de la Direction de la population et des migrations (D.P.M.) ou du Secrétariat général à l'intégration nouvellement créé (11), ces directions établissant une collaboration étroite concrétisée notamment par la signature de conventions. Un peu plus tard, en 1993, l'intégration des populations immigrées est réaffirmée comme une des prérogatives du Ministère des Affaires sociales, de la santé et de la ville de Simone Veil via le même jeu des tutelles qui concerne la D.P.M., le F.A.S. et la D.I.V. En 1995, les compétences du Ministre chargé de l'intégration et de la lutte contre l'exclusion, Eric Raoult, se voient confirmées aussi bien dans le domaine de l'intégration des immigrés que dans celui de la politique de la ville. Le remaniement ministériel quelques mois plus tard n'a pas entamé cette logique puisque intégration et politique de la ville ont figuré conjointement dans l'intitulé d'un même ministère, celui de l'Aménagement du territoire, de la ville et de l'intégration confié à Jean-Claude Gaudin. Au niveau des travaux d'expertise, la publication dans les années 1990 de rapports officiels ou co-financés par les pouvoirs publics a entériné le message contenu dans l'affichage institutionnel. Ainsi, le rapport rédigé collectivement par Hubert Prévost, alors Secrétaire général à l'intégration, Yves Dauge, Délégué interministériel à la ville, et Michel Yahiel, directeur du F.A.S., s'inscrit pleinement dans cette logique (12). Menée conjointement, la réflexion autour des thèmes de l'intégration des immigrés et de la ville s'affiche désormais clairement et se traduit alors par une mise en relation de plus en plus structurée des deux politiques, que ce soit au niveau des dispositifs expérimentés ou des procédures initiées. Deux initiatives sont particulièrement révélatrices de ce mouvement et des évolutions suivies. Les Sites Pilotes pour l'Intégration (S.P.I.), qui concernèrent 60 sites entre 1990 et 1993 ont marqué le choix d'une option spécifique. Retenus selon des critères déterminés conjointement par les services de la D.I.V. et du secrétariat général, les quartiers concernés par ce dispositif ont bénéficié de moyens supplémentaires spécifiquement alloués pour des actions favorisant l'intégration des populations immigrées. Si le bilan est resté mitigé en raison notamment de sa courte durée, de son interruption brutale, du manque de concertation locale et des problèmes soulevés par son orientation spécifique, l'expérience des S.P.I. a concrétisé une approche croisée de l'intégration et du quartier. Dans une autre logique, la négociation et la signature des contrats de ville en 1995, a marqué une nouvelle étape. Affirmée comme une priorité de la politique de la ville, l'intégration des populations immigrées a fait l'objet d'une attention particulière. Formellement, cette orientation s'est traduite par une association du F.A.S. à la signature des contrats établis entre l'Etat et des communes ou regroupement de communes (13). Concrètement, les financements accordés par le F.A.S. au titre de la politique de la ville ont fait l'objet de concertation avec les services locaux en charge de la politique de la ville. Du point de vue du principe, l'intégration a été défendue dans une perspective de droit commun devant associer l'ensemble des services de l'Etat et les élus locaux. Localement, l'implication et la mobilisation des préfets comme celle des élus aura été inégale. Les réticences apparues ça et là au niveau de l'affichage explicite d'actions en faveur de l'intégration des immigrés dans les contrats, de même que la frilosité ou le désintérêt de certains préfets de région ont révélé les limites d'une telle orientation.
Signification du lien entre politique
d'intégration et politique de la ville
S'il ne fait plus de doute que les politiques d'intégration des populations
immigrées et de la ville sont étroitement liées, ce lien pose question à plusieurs niveaux.
Le débat entre une intervention spécifique ou de droit commun dans la conduite d'une politique
d'intégration ne peut être résolu de manière simple. Les dangers de la stigmatisation ethnique
d'un côté, et la nécessité d'une action publique transversale et multipartenariale de l'autre,
ne s'imposent pas comme des arguments indiscutables. En associant la politique d'intégration
des immigrés à la politique de la ville, les pouvoirs publics ont déconnecté cette problématique
de la gestion de l'immigration entendue au sens large, et alors même que l'évolution de la
réglementation des flux a des incidences fortes en matière de place reconnue et acceptée pour
les " immigrés " dans l'espace citoyen. Par ailleurs, si les dangers de la stigmatisation
ethnique ont été identifiés, les croisements opérés avec la politique de la ville n'ont pas
résolu les difficultés. Ils les ont simplement déplacées : la stigmatisation territoriale
s'est imposée et n'a pas dupé. Enfin, du point de vue des méthodes mobilisées, la contractualisation
territoriale a trouvé ses limites, celle-ci étant restée soumise aux bonnes volontés et aux
engagements d'acteurs locaux en dépit des directives. Par ailleurs, si la priorité a été
accordée à la production de dispositifs et de procédures, les " immigrés " pas plus que les
" habitants " n'ont été associés à la réflexion et à l'élaboration d'un projet social et
citoyen concerté.
Ces choix effectués sans véritables explications, ni clarifications ont permis aux doutes de s'installer quant à la légitimité de ces interventions publiques. Impossible de déterminer avec exactitude les critères de l'intégration, ni même les limites d'une politique destinée à les favoriser. Difficile de ne pas lire dans l'intervention publique autre chose qu'une tentative d'aboutir coûte que coûte à la paix sociale dans les quartiers. Dans ces conditions, la seule certitude qui paraît alors s'imposer tient à l'identification d'un "problème immigré" lu notamment en terme de faillite du "modèle d'intégration républicain" et comme s'exprimant à travers l'insécurité et la crise urbaines. ![]() (Docteur en Science Politique, attachée temporaire d'enseignement et de recherche, CERAT-IEP, Grenoble)
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~ Ecarts d'identité N° 90/91:Interculturalité et action publique ~ Septembre/Décembre 1999 ~
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