ar définition, pourrait-on dire, l'immigré est en dehors du champ
politique, du moins si celui-ci est défini comme national. Venu d'ailleurs,
il ne maîtrise souvent pas les implicites du débat politique, ses enjeux.
Etranger, il se sent tenu à une certaine réserve, en dehors même de toute
contrainte juridique. Mieux, la plupart du temps, il se désintéresse d'un
débat politique qui semble ne pas le concerner, et ce d'autant plus qu'est
forte la perspective du " retour " au pays d'origine. Là-bas, alors, si
tant est qu'il y ait une vie politique, il pourra s'y intéresser, s'en
mêler pleinement.
Pour simpliste et caricaturale qu'elle soit, cette
vision des choses a longtemps défini le cadre dans lequel on pensait
le rapport des immigrés à la politique, tant du côté du pays d'accueil,
la France en l'occurrence, que du côté des immigrés eux-mêmes. Or,
si tout n'est pas faux dans cette présentation, la réalité est autrement plus complexe.
Tout d'abord, parce que la politique est loin d'avoir cette homogénéité
et cette étanchéité par rapport à la vie sociale : à bien des égards, la politique
s'intéresse aux immigrés, et les concerne. Non seulement, cela va de soi, à travers
la politique d'immigration proprement dite (ce qui inclut les questions de naturalisation
et d'état civil, celles des visas, etc.), mais aussi tout simplement à travers de nombreux
aspects des politiques publiques, politique d'emploi, politique salariale, habitat,
éducation etc. En outre, la thématique de l'immigration a acquis depuis une vingtaine
d'années, une place importante dans les discours et les stratégies politiques en général.
Qu'il le veuille ou non, qu'il le sache ou non, l'immigré est donc un acteur politique
à part entière.
Ensuite, il faut constater que la réserve des immigrés à l'égard de
la politique nationale du pays d'immigration peut être plus ou moins grande :
elle varie avec l'ancienneté de la présence, avec l'intensité de l'intégration
dans des milieux et des débats "nationaux", avec l'implication des individus dans
des débats ou des conflits économiques, sociaux ou "sociétaux", avec aussi le loisir
et la possibilité qu'ont ces individus de s'impliquer ou non dans une vie politique
"nationale", la leur, à distance. Il faut par exemple distinguer la situation d'émigrés
économiques, dont le rapport à la vie politique du pays d'origine peut être lâche,
de réfugiés, dont l'implication politique est souvent forte, surtout s'il s'agit de
demandeurs d'asiles, c'est-à-dire d'opposants politiques menacés dans leur pays.
Même si les frontières entre ces deux catégories sont à leur tour non étanches et
sujettes à caution, il y a là des modalités d'implication diverses.
Enfin, on peut penser qu'au-delà de la description des comportements
et des attitudes des uns et des autres (immigrés et société d'accueil), des considérations
plus normatives doivent guider le raisonnement : si certains tiennent pour une conception
qui associe très étroitement citoyenneté et nationalité, et n'accordent rien aux non-nationaux,
d'autres privilégient les voies d'une intégration, au moins partielle des immigrés étrangers
dans la vie politique nationale, par le biais par exemple d'une proposition comme celle visant
à accorder aux immigrés le droit de vote aux élections locales. De même, les "sans papiers"
ont reposé avec force la question des modalités d'accès au séjour comme des procédures de
régularisation.
De l'implication sociale au débat sur l'immigration
Pour ces différentes raisons, l'attitude des immigrés, celle de la communauté
politique d'accueil et le souhaitable juridiquement ne coïncident pas nécessairement.
Ainsi, pendant longtemps, les immigrés ont-ils eu davantage un rôle social, à travers
le syndicalisme et des luttes ouvrières, qu'un rapport direct au politique. On se rappelle
aussi les conflits des années 70 sur le logement, avec la mise en cause de la politique
de certains foyers Sonacotra. Ces luttes sociales pouvaient ouvrir la voie à un militantisme
syndical ou associatif, mais qui n'était guère marqué par la question de l'immigration en tant
que telle. L'immigré s'insérait dans un combat ouvrier ou populaire. En fait, la figure de
l'immigré était celle du travailleur immigré, sans véritable spécificité, à part des
conditions plus dures et plus éprouvantes.
C'est à partir du moment où la question de l'immigration va devenir en tant
que telle un objet de débat, de polémiques, dans le débat politique français que les
immigrés vont être requis, malgré eux la plupart du temps, par le débat politique.
Il y aura, et pas seulement du fait de l'extrême-droite, même si celle-ci fera de la
question de l'immigration son cheval de bataille pendant de longues années, une
construction politique de l'immigration, comme problème, comme enjeu, comme objet
de politiques publiques. Et on voit déjà une partie des ambiguïtés de cette
question : car l'immigration ainsi construite comme problème ne recoupe que
partiellement la situation des personnes immigrées : pour une part, ce sera
aussi la stigmatisation des étrangers en général, en particulier Africains ou
Maghrébins. Cessant d'être une province de la question sociale, et passant
au politique, l'immigration va dès lors paradoxalement devenir une question
dont les frontières excèdent largement les problèmes des immigrés proprements
dits. La perception sociale comme la rhétorique politique vont ici désigner comme
immigrés de nombreux Français d'origine étrangère.
L'ère du soupçon
Ou encore, pour formuler autrement le paradoxe : c'est au moment
où la politique de regroupement familial, concomitante des premières tentatives
de limiter ou d'arrêter l'immigration, va de fait contribuer grandement à intégrer
davantage les immigrés dans la société d'accueil, que la "question" de l'immigration
va se poser. Et pour la plupart des immigrés, c'est au moment où ils prendront plus
ou moins confusément conscience que le "retour au pays" est pour une bonne part
mythique, qu'ils se verront renvoyés, et leurs enfants avec eux, à une condition
d'immigrés dont ils commencent précisément à sortir. C'est quand ils vont commencer
à s'intéresser en tant que citoyens concernés aux enjeux politiques de la société
d'accueil qu'ils vont être plus ou moins brutalement renvoyés à leur statut d' "étranger" :
pour ceux qui le sont juridiquement, à travers le refus de leur accorder une modalité
ou une autre des droits politiques (droit de vote), et pour ceux qui ne le sont pas,
c'est-à-dire qui jouissent de la plénitude des droits politiques, par toute une gamme
de tentatives de les en écarter : suspicion sur leurs allégeances véritables (par exemple
lors du service national), débat sur la nationalité et refonte du code pour en restreindre
l'accès, et plus généralement méfiance des organisations politiques, droite et gauche
confondues, à leur faire une place et plus encore à les présenter comme candidats lors
des diverses élections.
Pour être juste, il convient de souligner l'importante avancée qu'a
représenté après la victoire de François Mitterrand en 1981, la possibilité offerte
aux immigrés de constituer eux-mêmes des associations. Mais si le développement de
la vie associative dans les milieux immigrés ou issus de l'immigration a alors connu
une effervescence sans précédent, cela n'a pas été sans ambiguïtés du côté de la société
française. En effet, cet engagement associatif devait déboucher sur une revendication
directement politique, celle de l'égalité, qui fut au coeur de la "marche des beurs"
de 1983. Or l'échec de celle-ci fut autant dû aux dissensions internes qui déchirèrent
le mouvement (et qui se polarisaient entre autres selon la ligne intégration-identité)
qu'aux tentatives de récupération et d'instrumentation politique dont il fit l'objet
de la part d'une partie du pouvoir de gauche. On peut dire que le "passage au politique"
du mouvement beur fut ainsi sabordé dès sa naissance. Il ne restera alors plus à cette
affirmation associative qu'à mettre l'accent sur des particularismes culturels ou
linguistiques, au risque d'être perçue comme la manifestation d'un refus de l'intégration.
Va ainsi s'engager une dialectique de l'intégration et de la différence aux
allures d'injonction paradoxale, puisqu'à l'injonction "intégrez-vous !" faite aux immigrés
et à leurs enfants français, va correspondre une attitude de défiance ou de fermeture de la
plupart des institutions, d'autant plus forte que les personnes seront plus intégrées.
En retour, cette injonction paradoxale suscitera chez les immigrés et leurs enfants des
attitudes contradictoires, allant d'une volonté farouche d'assimilation à des revendications
identitaires, incarnées souvent par des organisations rivales, voire ennemies, mais
clivant aussi la plupart du temps les individus eux-mêmes. Dans la même logique, on
verra les oscillations des argumentaires racistes et antiracistes, tels que les a analysés
Pierre-André Taguieff.
Vers l'égalité des droits ?
Heureusement, le monde n'est pas que représentation ! Ce qui veut dire
que, bon an, mal an, l'intégration des immigrés dans la société française se poursuit
et que les discours qui instrumentent à des fins politiques la question de l'immigration,
s'ils sont toujours dangereux, semblent moins efficaces : on en veut pour preuve les
hésitations tactiques de l'extrême-droite sur ce point ces derniers temps, et plus
généralement la régression de la focalisation de son discours sur l'immigration.
De même, l'évolution d'une partie de la droite (cf. la récente intervention d'Alain Juppé),
qui tenait un discours restrictif sur l'immigration et frileux sur l'intégration, semble
à sa manière signifier un tournant. Peut-on espérer voir évoluer de même le débat sur
les sans-papiers et les régularisations ? Il serait en tout cas regrettable que dans
cette nouvelle conjoncture, le dernier bastion du blocage soit un gouvernement de gauche.
Certes, là encore, la circulaire Chevènement a partiellement assoupli les conditions de
régularisation, mettant fin à certaines des situations les plus injustes et les plus
douloureuses. Mais là encore, c'est par la définition de règles claires, négociées avec
les pays d'origine, que l'on mettra fin à l'arbitraire administratif qui, plus que
partout ailleurs, se donne libre cours dans l'attribution des visas d'une part, des
permis de séjour d'autre part.
Il faut aussi prendre garde au fait que cette régression de l'hostilité
aux immigrés est parfois un déplacement : ainsi, le discours anti-immigrés cède-t-il
la place à un discours anti-islam, d'autant plus aisément tenu qu'il se donne pour
repoussoir commode les images approximatives de l'intégrisme islamiste. Mais c'est
aussi l'occasion d'un déplacement des problèmes de la citoyenneté : il s'agit désormais,
pour des citoyens français pour la plupart, mais de confession musulmane, d'obtenir de
l'Etat laïc qu'il garantisse l'égalité des cultes et qu'il leur permettre d'exercer le
culte musulman. Le terrain d'affrontement se déplace du politique stricto sensu vers le juridique.
Il reste la question du droit de vote des immigrés aux élections locales.
D'un côté, ceux qui soutiennent cette revendication font valoir qu'il y aurait ainsi
élargissement de la sphère des droits accordés aux immigrés et donc meilleure perspective
d'intégration, et surtout que, devenus une force électorale, ils pourraient enfin être
entendus des politiques. En sens inverse, s'en méfient ceux pour qui les droits politiques
et la citoyenneté ne sont pas divisibles : ils craignent l'émergence ainsi d'une citoyenneté
de seconde zone, au rabais, tandis que seuls les nationaux français disposeraient de la
citoyenneté pleine et entière, avec droit de vote national. Cette objection n'est pas
négligeable, et a l'avantage de mettre l'accent sur une autre revendication : celle de
la nécessité d'ouvrir plus largement les portes de la nationalité, d'en simplifier les
procédures d'acquisition et de les accélérer. Celle aussi de reconnaître les formes de
double nationalité non comme une menace mais comme une chance.
Toutefois, il semble que sur un plan pratique, et malgré le caractère
bâtard de la mesure, le droit de vote aux élections locales puisse être un puissant
moyen de faire évoluer les choses : il pourrait en aller de cette revendication comme
de la parité selon Geneviève Fraisse : ce serait une idée fausse en théorie et juste en pratique.
A moins qu'on ne se rallie à une autre version de la même revendication,
mais qui a l'avantage de ne pas faire de l'immigration un cas particulier : il s'agirait
de refondre les règles électorales qui régissent les élections locales au motif que
la résidence n'est que l'une des manières d'être rattaché à une commune : on pourrait
songer à des collèges électoraux, de résidents, de travailleurs, dotés de pouvoirs
spécifiques et de pouvoirs communs. Les immigrés ne seraient alors qu'un cas particulier
de l'une ou l'autre de ces catégories et le droit commun n'en serait pas divisé.
Des barrières à lever
Mais les obstacles ne sont pas seulement de nature juridique.
Plus généralement, la question de la représentation des immigrés ou des
communautés d'origine étrangère en France reste posée de manière aigüe.
Tandis qu'ils sont français, et donc électeurs et éligibles, les enfants
d'immigrés comptent peu dans la vie politique. Leur présence sur les listes
de candidats, aux différents scrutins est infinitésimale, et encore moindre
parmi les élus. Quelques rares patronymes aux consonances maghrébines figurent
dans la haute fonction publique, mais il s'agit là de rares percées, de trajets
individuels hors norme. Marginalisée socialement, la population issue de
l'immigration l'est aussi politiquement : les taux d'abstention sont élevés,
même parmi ceux qui disposent du droit de vote. L'exclusion engendre aussi une auto-exclusion.
Qu'il s'agisse des formes de la représentation, des règles qui
définissent l'appartenance à la communauté nationale, ou encore de la conception
et de l'exercice de la citoyenneté, les rapports des immigrés à la politique
n'est pas seulement une question spécifique et locale : elle concerne au premier
chef la société française toute entière.
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