Générations issues de l'immigration et espace public
la citoyenneté paradoxale
Abdelkader BELBAHRI
Sociologue, CRESAL-CNRS, Université Jean Monnet, Saint-Etienne
Et si, derrière les manifestations,
tellement stigmatisées,
des jeunes des banlieues, se
profilait une manière originale
d'investir l'espace public ?
Les "communautés d'expérience"
des jeunes seraient-elles,
paradoxalement, en train de
renouveler la citoyenneté
républicaine.
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"Un îlotier à qui j'aurais dit non,
Et qui m'a saoûlé avec son Intégration.
Intégré, je le suis : où est la solution ?"
(Quinze ans. Le groupe Zebda) (1)
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et article s'appuie sur une recherche qui s'est déroulée dans
la Loire, et qui ne limite pas son champ d'investigation et d'analyse à l'aune
des dispositifs de la politique de la ville, même s'il est indéniable que les
quartiers jouent un rôle important en termes de référence identitaire. Cet impact
territorial et social est accentué par le fait que ces dispositifs urbains délimitent
une frontière symbolique entre la banlieue et le reste de la ville, stigmatisante
politiquement et socialement. Mais cette frontière n'a pas empêché les acteurs
associatifs de développer des réseaux au-delà de leur cité HLM. J'ai centré mon
questionnement autour des acteurs qui, par le biais des associations, s'engagent
dans l'espace public.
Lorsque les jeunes cherchent à se définir publiquement en
s'exposant à travers des actions collectives, le font-ils uniquement
pour se positionner et pour lutter contre la stigmatisation et les
discriminations sociales qui peuvent en découler ? Les ressorts de
leur action sont-ils seulement de type réactionnel (ou réactif) ?
ou bien s'agit-il de quelque chose de nouveau, en cours d'expérimentation
en référence aux banlieues populaires, c'est-à-dire une manière originale
d'investir l'espace public, différente du mouvement beur, et de ce qu'on
appelle généralement les mouvements de jeunesse ? Ce faisant, est-ce qu'ils
n'offrent pas les éléments qui peuvent contribuer à une redéfinition de cet
espace public, tout en puisant dans l'expérience de la marche des beurs des années 80 ?
Sphère politique et espace public
Lorsque je parle d'espace public, je me réfère à la conception qui
a été développée par Jürgen Habermas. Le philosophe allemand, retraçant la genèse
de l'espace public bourgeois à partir du 18ème siècle en Occident, a étudié les
différentes étapes de la naissance, du développement et du déclin de la sphère
publique, c'est-à-dire, cet espace de médiation entre l'Etat et la société.
A partir de là, il parvient à un idéal-type, un modèle universel et
son concept d'Espace public n'est autre que l'expression d'un idéal démocratique.
Il constitue, en quelque sorte, un lien politique entre des citoyens "impersonnels",
neutres, c'est-à-dire des individus, membres de la cité, qui engagent leur être
politique et social. Il s'agit donc d'un espace symbolique qui repose sur un
élargissement de l'espace commun et l'attribution d'une valeur universelle
à ce qui est accessible à tous. En fait, on peut définir l'espace public,
avec Habermas, comme un espace de médiation entre la société et l'Etat qui
autorise un certain degré de participation et une mise en commun des affaires de la cité.
C'est cette aspiration profonde à accéder à cet espace commun dans l'égalité,
tout en restant "soi-même", c'est-à-dire en gardant sa propre culture, qui a été le moteur
principal de "la marche des beurs". Celle-ci a été provoquée par une crise socio-urbaine
atteignant surtout la jeunesse immigrée concentrée dans des cités, à une époque où la
crise économique a fait le plus ressentir ses effets en termes d'exclusion. Mon propos
pour l'instant est de souligner que ce mouvement des années 80 était inédit. C'est-à-dire,
que pour la première fois de son histoire, la France a vu défiler dans les rue, et qui
plus est sur le pavé parisien, des dizaines de milliers de jeunes, enfants de travailleurs
immigrés, avec des baskets et des foulards palestiniens, et qui demandaient à être reconnus
par la République. Ces jeunes de l'époque ne bénéficiaient pas de ressources en termes
d'expériences militantes pour maîtriser les enjeux politiques et idéologiques et pour
faire évoluer, dans la durée, le mouvement qu'ils venaient de créer. Par contre les
acteurs associatifs des années 90 ont bénéficié de cette expérience qui s'ajoute à
l'héritage familial. C'est peut-être ce qui fonde leur engagement.
Spécificité des générations
issues de l'immigration
Lorsqu'on pose la question de l'engagement des jeunes issus de l'immigration,
ce qui les motive pour agir sur la scène politique et plus largement dans l'espace public,
il convient de situer l'analyse à deux niveaux : celui où ils sont considérés au même titre
que les jeunes français en général, et celui où ils sont appréhendés de manière spécifique,
en relation avec les territoires urbains stigmatisés et une situation post-coloniale. Ces
deux réalités contribuent à la construction d'un espace identitaire marqué du sceau du soupçon.
D'une part, le chercheur doit tenir compte d'un fait, certes banal, mais important
à souligner, à savoir que quand ils s'engagent, ces jeunes le font à l'instar de ceux de leur âge,
quelle que soit leur origine. Que ce soit pour les jeunes issus des banlieues ou les autres,
appartenant aux couches sociales populaires ou moyennes, un certain nombre de constats ont été
faits à propos de leur désaffection ou de leur méfiance vis-à-vis des organisations fortement
structurées comme les partis politiques et les syndicats. En effet, les enquêtes auprès des
jeunes montrent leur intérêt pour les causes caritatives, humanitaires et antiracistes.
Lorsqu'il ne s'agit pas d'un individualisme à engagement occasionnel et ponctuel, les
jeunes auraient une préférence pour les associations et les regroupements informels
qui révèlent une allergie aux cadres rigides (2). Par ailleurs , les recherches insistent
également sur un point important, à savoir le rapport des jeunes au "local", c'est-à-dire
au territoire qui constitue le cadre de leur vie quotidienne. Celui-ci est très souvent
le point de départ de leurs revendications. Lorsqu'il s'agit de protester publiquement ou
d'avancer des revendications sociétales, Paris ne joue plus le rôle de la ville phare comme
elle l'a fait jusqu'à la fin des années 80. Il faut noter au passage que, c'est là une des
conséquences de la décentralisation. On ne monte plus de sa ville de Province vers Paris.
De ce point de vue, ce qui caractériserait le plus les jeunes aujourd'hui, c'est une certaine
capacité à intégrer plusieurs types d'identités territoriales (3).
D'autre part, ce serait une erreur de méconnaître le caractère spécifique des conditions dans
lesquelles vivent, ou ont vécu des jeunes issus de l'immigration et, à ce titre, appartenant
au milieu populaire. A ce niveau, deux précisions sont nécessaires.
La première, et s'agissant des personnes qui sont dans la vie associative,
le mot jeune ne reflète pas la réalité observée sur le terrain. En effet, lors de mes
enquêtes, j'ai pu constater que dans la même association, l'âge des membres et des
militants pouvait varier entre 17 et 40 ans, voire plus parfois. Il ne s'agit donc
pas d'une catégorie d'âge mais d'un phénomène générationnel dans le sens où il
s'inscrit dans une histoire de l'immigration, doublée d'une condition urbaine.
Dans ma recherche, j'ai choisi de concentrer le regard sur l'immigration originaire du Maghreb.
La seconde précision concerne la notion de culture populaire. Il convient
de préciser qu'il existe non pas une mais des cultures populaires. On peut distinguer
deux réalités au sein même de ce qu'on appelle le "milieu populaire" : d'une part
le milieu ouvrier "traditionnel" dont la représentation la plus répandue est celle
des ouvriers du Nord de la France, et ,d'autre part, ce que l'on regroupe sous le
terme générique de "banlieues". La caractéristique principale de ce milieu réside
dans le fait que la majeure partie de la population qui le compose est issue de l'immigration .
L'expression publique de certaines
associations de quartier
Il est possible d'estimer le nombre de ceux qui sont dans ce second cercle,
c'est-à-dire les bénéficiaires, entre 60 et 90 personnes. Tous ne participent pas aux mêmes
activités. L'âge des jeunes appartenant aux deux cercles varie entre 16 et 23 ans. Il y a
des garçons et des filles, même si ces dernières sont moins nombreuses.
Du point de vue des jeunes qui participent à l'association, on peut distinguer
deux niveaux, deux cercles d'influence: les adhérents et les simples bénéficiaires :
- Les adhérents : ils sont entre 30 et 40 et sont des proches à divers
titres de l'animateur principal. Il s'agit soit de membres de la parenté proche ou
élargie, soit des copains, soit des jeunes habitant le même quartier. Ils ne paient
pas de cotisations, ils n'ont pas de carte en tant que membres de l'association.
Ils participent à l'organisation des activités sur le quartier ; mais cela ne veut pas
dire que ce sont toujours eux qui bénéficient des activités organisées.
- Les bénéficiaires : Ce sont précisément les jeunes venant d'autres quartiers
et qui participent aux activités diverses mises en place par l'association (sorties, tournois
de football, conférences, et autres manifestations sportives dans le quartier), mais qui ne
se sentent pas comme faisant partie à part entière de l'association. Ils la considèrent comme
une structure qui leur permet d'avoir un certain nombre de loisirs, même s'ils la vivent
comme étant très proche d'eux.. Le fait qu'elle soit animée par un jeune qui leur ressemble
n'est pas du tout indifférent. Mais cela n'empêche pas une certaine attitude critique de
leur part, au sujet des failles dans l'organisation, et parfois même à propos des ambitions
supposées du principal animateur, du fait de sa proximité avec tel ou tel élu et autres
intervenants qu'il invite à l'occasion de diverses manifestations sur le quartier.
Par exemple, l'association C. localisée dans un grand ensemble de Saint-Etienne organise
une fois par an (depuis deux ans), un événement avec le slogan "le cross contre le racisme".
Il est destiné aux enfants et aux adolescents. En fin de journée, le cross est clôturé par une
distribution de lots aux différents champions en herbe. La cérémonie se déroule dans un gymnase.
C'est une manifestation sportive assez courante dans les quartiers ; mais l'association C. ,
toujours sous la supervision d'une seule personne, y apporte une touche originale: des intervenants
patentés sont conviés pour parler de la violence, de la tolérance, et de l'éducation, sans oublier ,
bien entendu le fameux "rôle des parents". Les intervenants (un élu municipal, un député, un sociologue,
un élu issu de l'immigration, un sportif de haut niveau, et des responsables de la sécurité dans les
transports en commun) ont toutes les peines du monde à se faire entendre par les parents présents,
tant le brouhaha des enfants excités par la caméra de télévision et impatients de recevoir le porte-clés
et le tee-shirt aux couleurs de l'association qui doivent récompenser leurs performances sportives est
fort. Cela empêche toute possibilité de dialogue entre les participants adultes et les divers intervenants.
Lorsque certains parents ont fait remarquer à M. qu'il pourrait séparer les deux activités en deux
moments différents (distribution des lots et débat avec les parents), celui-ci a répondu que s'il
adoptait cette organisation, il n'y aurait pas beaucoup de parents pour la discussion. Cela montre
à quel point, c'est la publicisation et la médiatisation qui comptent, plus que l'activité en elle-même.
Personnalisation et
publicisation de l'action
Contrairement aux associations traditionnelles, les animateurs de C.
n'aiment pas s'encombrer de formalisme. Les grandes réunions pratiquées par les grandes
associations de militants ou de bénévoles et qui ont pour objet, par exemple, de s'entendre
sur des actions collectives, ou de permettre à la base de s'exprimer ne sont pas considérées
comme nécessaires :
"le but c'est de faire marcher les choses qui font partie de nos objectifs et
non pas de faire marcher l'association. Si les projets sont réalisés, l'association marche;
c'est forcé !" (M.)
En fait, même s'il existe des concertations, de façon informelle, toutes les décisions
et les relations sont le fait d'une seule personne. A 25 ans, celle-ci est devenue un personnage
important, considéré comme un interlocuteur sérieux par les élus et les partenaires divers,
notamment ceux qui sont en lien avec la politique de la ville, les opérateurs en "zones franches",
l'entreprise de transport en commun de la ville de Saint-Etienne et les établissements scolaires...
Malgré le fait que la totalité des jeunes soit d'origine maghrébine, il faut
souligner qu'ils ne se vivent pas uniquement en tant que tels. Dans ce cas précis, le
territoire se constitue comme une dimension essentielle de l'identité des jeunes. Mais
elle n'est pas la seule. S'il faut se risquer à utiliser la notion de culture, il faut
parler "de culture de quartier" et non d'une culture ethnique. Le nom qui sert d'emblème
à l'association, même s'il n'a pas une fonction de preuve, est suffisamment significatif.
Des études ont déjà montré que le rapport des jeunes à la cité est fondamentalement ambivalent.
Leur rapport est régi par une double logique :
- une logique d'attachement qui se traduit par un processus d'appropriation (transformation
de l'espace public du quartier en espace privé).
- une logique de rupture d'avec la ville exprimée en termes de sentiment d'enfermement (4).
Par ailleurs, les sociologues américains Berger & Luckman analysent la socialisation
comme le passage d'un espace spécifique constitué par la famille et les relations primaires en général,
à "un autrui généralisé", c'est-à-dire le reste de la société. Des observations dans plusieurs quartiers
me permettent de dire que pour les enfants qui sont nés et qui ont vécu dans le contexte de la banlieue,
l'espace spécifique en question s'élargit au territoire du quartier. Ce dernier devient un espace spécifique élargi.
Mais les acteurs associatifs comme M. font preuve d'une capacité à développer des réseaux
au-delà des seuls cercles des adhérents et des usagers de l'association. L'appartenance communautaire
est utilisée comme ressource dans l'espace public. Elle l'est d'autant plus qu'elle permet aux individus
de créer leurs propres réseaux.
De l'appartenance territoriale
aux réseaux d'individus
J'emploie le terme de réseau dans le sens d'Ulf Hannertz, c'est-à-dire dans une
démarche anthropologique qui privilégie les actions des individus, sans les réduire à leurs
rôles sociaux. Cette démarche se distingue de l'approche holiste qui privilégie la structure
où "la mise en réseau précède la stratégie relationnelle des acteurs" (cf. Jean Davallon) (5).
Autrement dit, comme l'a montré Jacques Ion, dans les nouveaux groupements, en particulier ceux
en voie de constitution, ce n'est plus le réseau de groupements qui constitue le cadre de l'engagement,
c'est au contraire de plus en plus les individus eux-mêmes qui créent des réseaux..
Ce processus est très présent dans la démarche de M. Le principal animateur de C.
fait preuve d'une aptitude à nouer des relations qu'il s'efforce d'élargir et d'entretenir avec
persévérance. C'est cette intégration de l'action dans des réseaux , qui donne une efficacité à
son action et qui confère un sens à son engagement dans l'espace public.
Ces réseaux, au nombre de trois, sont de natures différentes et révèlent l'existence
d'une stratégie de la part de l'acteur en question. Pour la clarté de l'analyse, j'ai essayé de
qualifier ces réseaux en tenant compte à la fois des personnes incluses dans ces relations et de
leur "apport" effectif ou potentiel. Les apports peuvent être d'ordre matériel (moyens, financement
d'actions ponctuelles...) ou symbolique (légitimité politique et culturelle). D'après mes observations
et des entretiens fréquents avec M., il ressort nettement qu'il existe une instrumentation de ces réseaux..
Mais il ne faut pas les réduire uniquement à cette fonction utilitaire. Ces relations, qui font partie
d'une démarche pragmatique et qui composent ces réseaux peuvent être considérées à la fois comme :
- des opérateurs de légitimité :
M. a une conception personnelle sur ceux qui "comptent" dans le domaine de l'immigration,
des quartiers, des jeunes et de la ville. Ce sont des personnes qui ont un nom dans ce champ, en raison
de leurs productions dans les domaines de la culture, du sport, et en raison de ce qu'ils représentent
dans l'espace public. Tous ont en commun une notoriété médiatique : Christian Delorme (prêtre des
Minguettes), Azouz Begag (écrivain et sociologue), Yamina Benguigui (vidéaste et co-animatrice d'une
émission de Télévision, auteur de "Mémoires d'immigrés"), Samir El Kandili (Champion de Boxe et un des
chantres de l'insertion par le sport), Mohamed Ghayat (conseiller auprès de Martine Aubry, sur la
question des jeunes,...).
- des opérateurs d'accessibilité (ou passerelles) :
M. intègre ces différentes personnalités dans ses réseaux de connaissance, soit en
les faisant participer d'une manière ou d'une autre aux diverses manifestations qu'il organise
(des conférences, suivies de débats, comme "les jeudis du ramadan" par exemple), soit en leur
demandant un rendez-vous. Comme il s'agit d'une association de jeunes, ces différentes personnalités
interviennent de manière tout à fait bénévole. Il se produit ainsi une réciprocité d'intérêt :
d'un côté, une recherche de légitimité, et de l'autre, un accès au terrain (6).
Ce deuxième type de réseau comporte deux variantes. L'une, stable et directement efficace,
est constituée par les relations avec des élus et des membres du personnel municipal : services
techniques, service "vie sociale", chefs de projet dans le cadre de la politique de la ville, des
journalistes, des cadres d'entreprises... L'autre, instable, se traduit par des relations avec
des pairs d'autres quartiers du centre ("les marges de la ville"), ou de l'agglomération
stéphanoise, comme La Romière (dans la vallée de l'Ondaine), ou des aînés plus expérimentés dans
la vie associative et politique. Ces derniers sont une source d'informations et une ressource
permettant d'alimenter le carnet d'adresses de M. Il existe ainsi un vivier d'acteurs et de
militants associatifs sur la place stéphanoise. Ce milieu qui est un lieu de socialisation
secondaire, voire civique est une des composantes importantes de ce que j'ai appelé la
communauté d'expérience.
La communauté d'expérience englobe deux aspects : une inscription à la fois à
un milieu local constitué par des relations affinitaires et à un groupe d'identification symbolique
de type électif représenté par des militants plus expérimentés, des intellectuels, des figures
emblématiques (intellectuels, sportifs, artistes, etc.). La construction identitaire se fait
par cette double inscription. Cette communauté d'expérience se donne périodiquement en
représentation dans des lieux public situés dans le centre de la ville.
Ma question centrale, que j'ai à peine effleurée dans cet article, est : comment
à partir de cet engagement cherchent-ils à construire leur propre identité (construction de soi) ?
Et pourquoi dans la quête d'un sens à leur existence, recherchent-ils d'abord le groupement "entre soi",
que ce "soi" soit le cousin au sens fictif du terme, celui qui a vécu la même expérience urbaine,
c'est-à-dire originaire de l'immigration et ou du Maghreb, ou celui qui définit son appartenance à
partir de la banlieue ? Autrement dit : pourquoi éprouvent-ils le besoin de se regrouper entre eux ?
Dans la perspective de citoyenneté républicaine ceci est manifestement un paradoxe.
Littéralement, un paradoxe c'est ce qui est contraire à l'opinion commune, aux idées reçues.
S'agissant de la question de la citoyenneté, le paradoxe c'est littéralement ce qui s'oppose
à la doxa républicaine. L'hypothèse sur laquelle je travaille actuellement, et qui va donner
lieu à une publication dans le cadre des travaux du CRESAL à Saint-Etienne, s'appuie sur les
travaux de l'historienne américaine Joan W. Scott , à propos des féministes françaises et les
droits de l'homme (7). Dans ses travaux , elle cherche à montrer comment l'histoire du féminisme,
qui fait partie intégrante de l'histoire politique de la France, sert de révélateur aux fondements
réels du républicanisme. Elle présente, entre autres, l'itinéraire de Madeleine Pelletier,
une militante féministe du début du vingtième siècle. Celle-ci, présentée par l'auteur comme
représentante de l'individualisme radical, "contrecarre les arguments de ceux qui supposent
qu'un intérêt de groupe préexistant et évident anime les revendications féminines des droits
politiques, et que la politique des femmes reflète leur expérience collective. Pour Madeleine
Pelletier, c'est exactement l'inverse qui était vrai : le féminisme ne constituait pas un moyen
d'améliorer le statut social des femmes, mais une façon de faire disparaître totalement
cette catégorie" (8).
Sans vouloir comparer la quête de droits civiques concrets par les générations
issues de l'immigration, aux revendications féminines de droits politiques, il me semble qu'il
est possible d'oser un rapprochement avec l'opinion radicale de Madeleine Pelletier : l'insertion
des étrangers et des générations issues de l'immigration dans des communautés d'expérience, est
une façon de faire disparaître toute catégorie à caractère particulariste. Autrement dit,
concernant ces générations, la relation entre communauté d'expérience et citoyenneté paradoxale
est fondamentale. Elle révèle en tous cas les limites actuelles d'un républicanisme trop rigide.
Abdelkader BELBAHRI
(Sociologue, CRESAL-CNRS, Université Jean Monnet, Saint-Etienne)
(1) Paroles de Magyd Cherfi - CD Edité par Tawa / Corida Editions.
(2) Voir à ce sujet : Muxel (Anne), Les jeunes et la politique. Hachette. Collection
"Questions de politique". 1996 et Bouamama (Saïd), "Les nouvelles formes d'inscription politique"
in Agora : débats/jeunesses , Les jeunes acteurs du politique. N°2 , 3ème trimestre 1995.
L'Harmattan, pp. 23-31.
(3) Muxel (Anne), Ibidem p.62
(4) Dubet (F) & Lapeyronnie (D), Les quartiers d'exil. Edit. Seuil 1992.
(5) Dujardin (Philippe), Du groupe au réseau : réseaux religieux, politiques, professionnels,
Edit. Du CNRS, Lyon, 1988, cité par Ion (Jacques) in La fin des militants ? op. Cit. pp. 48 à 50.
(6) Il va de soi qu'il en est de même pour l'auteur de ce texte.
(7) Joan w. Scott, La citoyenne paradoxale. Les féministes françaises et les droits de l'homme.
Edition Albin Michel. Paris 1998. (titre original : Only paradoxes to offer.).
(8) Joan w. Scott, op. Cit. P. 172.
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