Le regroupement familial en Europe :
quelle harmonisation communautaire ?
Catherine DE WENDEN
Directrice de recherche au CERI-CNRS, Paris
Dans le même temps, des données nouvelles sont venues accélérer
l'urgence de la prise en compte de cette question :
- les progrès de la mobilisation sur ce thème autour de l'universalité du principe, de l'égalité des droits hommes/femmes et des droits de l'enfant, réaffirmés autour de la question des sans-papiers en France et en Europe, - et l'européanisation de cette question qui requiert à la fois plus de convergence dans les politiques nationales des Etats et une meilleure coordination européenne pour répondre au contexte défini par les Traités de Maastricht et d'Amsterdam.
Du regroupement familial au droit
de vivre en famille
Progressivement on est passé du droit au regroupement
familial au droit de vivre en famille. Mais ce droit reste précaire.
Même s'il est reconnu comme droit fondamental et universel, même si le
bénéfice du regroupement familial a parfois été étendu, les conditions
de son exercice le mettent parfois en péril. Les progrès de la mobilisation
autour de ce thème, révélés par l'affaire des sans papiers en France, se
sont manifestés tant à l'échelon européen qu'à l'échelon national.
A l'échelon européen, à l'initiative de la Coordination européenne pour le droit de vivre en famille et du Forum des Migrants de l'Union européenne, un travail à la fois juridique et politique a été mené pour sensibiliser l'opinion et les décideurs européens sur les lacunes et les fragilités existantes. Toutes soulignant les obstacles au regroupement familial et leur contribution à l'émergence du phénomène des sans papiers, ils cherchent à élaborer des propositions constructives dans la perspective de l'européanisation des questions d'immigration et d'asile inscrite dans le Traité d'Amsterdam, et des difficultés d'harmonisation entre les politiques des Etats. Une Convention européenne pour le droit de vivre en famille élaborée en 1995 et adoptée en 1998 dans la perspective de l'européanisation fait apparaître quelques lignes de force, même si des insuffisances s'en dégagent : plus grande égalité de traitement entre Européens communautaires et extra-communautaires, absence d'échelonnement dans le temps du regroupement familial, respect de la Convention sur les droits de l'Enfant, plus grande égalité de statut entre les hommes et les femmes, assouplissement des conditions restrictives qui rendent parfois hypothétique l'effectivité du droit au regroupement familial. A l'échelon national, des situations concrètes (affaires des sans papiers en 1996-1997, crise du droit d'asile) ont montré comment les législations sur l'entrée et le séjour et la mise en oeuvre du droit d'asile pouvaient porter des atteintes à l'exercice du droit de vivre en famille et en violaient les principes : parents d'enfants devenus nationaux du pays d'accueil, conjoints de nationaux ou d'étrangers en situation régulière, enfants frappés par la règle du regroupement de la famille en une seule fois ou ayant dépassé l'âge de la majorité au moment du regroupement familial effectif, conjoints de réfugiés statutaires dans l'attente d'une décision de regroupement familial (trois ans en moyenne en France), membres de la famille venus trop tôt sans que la procédure soit intégralement respectée, se retrouvant dans une situation administrative précaire par rapport au séjour et à l'accès aux prestations sociales et familiales. Tandis que les pays européens ont, pour la plupart, reconnu une valeur constitutionnelle au droit de vivre en famille (en France depuis 1993) ou l'ont parfois inscrit dans leur législation sur l'entrée et le séjour (loi Pasqua d'Août 1993, loi Chevènement de 1998) ou dans leur procédure de régularisation (circulaire Chevènement de Juin 1997, procédure de régularisation de février 1993 en Espagne, loi de 1992 et décret-loi de Mars 1993 au Portugal) la question des sans papiers a soulevé d'une manière plus criante les violations portées à ce droit.
Un droit au regroupement familial qui n'automise pas le statut de la femme
Oubliées des politiques migratoires, les femmes constituent dans
l'immigration une population diversifiée, hétérogène et numériquement croissante.
On assiste en effet à une féminisation de l'immigration, tant du fait du regroupement
qui s'est poursuivi depuis la suspension des flux migratoires que du fait de nouveaux
courants où les femmes sont parfois plus nombreuses que les hommes : parmi la population
étrangère de l'Union européenne estimée à 13 millions, les femmes constituent 46% des
effectifs. Il s'agit principalement de femmes rejoignantes sans statut autonome par
rapport au mari. Ce statut est défini par les Etats-membres de l'Union européenne :
ce n'est pas un statut juridique communautaire, il peut être perdu en cas de divorce
ou de séparation, il est conditionné non seulement aux règles propres aux pays
d'accueil, qui diffèrent selon les législations (délai de mariage : deux ans au Pays-Bas,
un an en Belgique, deux ans en France sous la loi de 1993 puis un an depuis la loi de 1998),
selon les principes et les pratiques des pays d'accueil (dans certains pays le droit au
regroupement familial est seulement réservé aux hommes, l'appréciation des critères de
logement, de ressources, varie selon les exigences des autorités de même que la fourniture
de documents d'état civil) mais aussi selon que les pays d'accueil ont signé des conventions
bilatérales avec les pays d'origine qui contiennent parfois des situations discriminatoires
à l'égard des femmes (soumission au statut personnel).
Parfois, une longue errance de ces femmes s'ensuit dans l'attente d'un hypothétique statut : femmes de réfugiés qui n'ont pas pu obtenir le regroupement pour non reconnaissance de leur mariage au pays, à cause d'un papier d'état civil manquant ou non conforme pour leurs enfants et qui doivent de ce fait recourir à des passeurs et emprunter des chemins au long cours, femmes en situation irrégulière de conjoints en situation régulière et qui entrent dans un long cercle vicieux : pas de situation régulière => mariage suspecté ou non autorisé => pas de régularisation possible... Parfois leur droit au travail est soumis à un délai d'attente qui peut varier selon les pays d'accueil (6 mois en France, deux ans en Allemagne et au Danemark) quand il n'est pas interdit (Irlande). Aussi, la féminisation de la population active chez les immigrés est-elle plus lente que chez les femmes européennes. Les obstacles à l'égalité des droits se transforment ainsi en obstacles à l'égalité des chances : - absence de droits autonomes et indépendants du statut de l'époux, - atteintes au regroupement familial (visas, conditionnalité du regroupement), - statut personnel et conflits de droits, - isolement des mères de famille nombreuses et risque de repli, s'ajoutant à l'analphabétisme, à la faible qualification, à l'origine rurale, aux difficultés linguistiques, - absence de prise en charge sanitaire et sociale (chez les femmes des polygames). De plus, l'écart entre les nationalités se creuse à l'intérieur des groupes, entre communautaires et non communautaires, entre originaires de l'Est et du Sud, dans les situations qui leur sont faites. La suspicion (mariages blancs, polygamie, prostitution) laisse planer sur les femmes la menace permanente d'illégalité (de statut, de résidence) et de suppression de droits (prestations sociales). Pourtant, la plupart des pays européens considèrent que la famille est un facteur d'intégration privilégié.
Un droit fortement marqué par l'européanisation
La nécessité de donner une dimension européenne à l'énonciation et à
la défense du droit de vivre en famille est liée aux échéances du calendrier européen.
En effet, si la réglementation communautaire apporte une garantie effective aux droits
des ressortissants de l'Union et à leurs familles, elle contribue à rappeler pour les
autres migrants leur droit à vivre en famille tout en laissant aux Etats le soin de réglementer
celui-ci de façon discrétionnaire, dans le cadre de leurs politiques migratoires.
Les instruments internationaux ne manquent pas, incluant les extra-communautaires : Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (1950) et Convention sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et de leur famille (1990). Mais le dispositif européen relève de la coopération intergouvernementale entre les Etats dans ce domaine, hormis celui des visas, intégré dans le dispositif communautaire du traité de Maastricht. Cette coopération s'inspire d'une politique très restrictive, qui diffère dans ses modalités selon les Etats, soucieux de rester maîtres de l'entrée et de l'installation des familles migrantes. Ainsi en France le régime communautaire du regroupement familial (un an de séjour régulier) a été introduit par le décret du 11 mars 1994, tandis que le régime du regroupement familial des extra-communautaires, inscrit dans la loi Pasqua du 24 Août 1993 n'a pas été sensiblement modifié par la loi Chevènement du 11 Mai 1998. La coordination européenne pour le droit des étrangers à vivre en famille a proposé un amendement au traité de Maastricht en Octobre 1995, visant à prendre en compte la dimension familiale de l'immigration. Un pas nouveau a été franchi avec le Traité d'Amsterdam avec la perspective de commu-nautarisation des politiques d'immigration et d'asile (passage du IIIe au Ier pilier). Dans cet esprit, la Commission européenne a adopté, en juillet 1997, un texte (proposition GRADIN) établissant une proposition de Convention relative à l'admission de ressortissants de pays tiers dans les Etats membres qui inclut entre autres, le regroupement familial. D'une portée limitée, cette Convention n'engage pas les Etats signataires à modifier leur législation existante, ne traite ni des demandeurs d'asile ni des personnes au séjour précaire et n'affirme pas l'égalité de traitement entre tous les ressortissants de l'Union.
Un droit au regroupement familial fondé
sur la citoyenneté de résidence mais dans un sens restrictif
La proposition GRADIN de Convention relative aux règles d'admission
des ressortissants des pays tiers dans les Etats membres adoptée le 15 Juillet 1997
par la Commission européenne fonde les droits fondamentaux des étrangers sur leur
résidence dans un Etat membre pour l'exercice du regroupement familial comme gage de
l'intégration de l'étranger. Mais cette condition d'intégration et de durée qui donne
tout son sens à la citoyenneté de résidence est limitée aux nationaux des Etats-membres
et aux étrangers membres de la famille d'un national, afin que le droit au regroupement
familial soit le même pour les ressortissants communautaires et les nationaux qui n'ont
pas exercé leur droit de libre circulation.
Pour les non communautaires, la conception de la famille reste très étroite (article 26) (couples mariés et enfants mineurs) et les conditions d'admission (carte de résidence valable encore au moins un an pour les salariés et deux ans pour les étudiants (article 14) s'alignent sur les réglementations et pratiques des Etats européens mais de façon restrictive (exclusion des polygames, concubins, personnes de même sexe, des handicapés majeurs -- article 28 -- conditions de logement et de subsistance correspondant aux règles sévères des Etats européens). Les droits acquis sont aussi revus à la baisse par rapport à certains Etats membres de l'Union : il en va ainsi de l'interdiction d'exercer une activité professionnelle pendant les six mois suivant l'admission pour les membres de la famille regroupée (article 30). Le membre de la famille peut acquérir sous condition un statut autonome. Pour les non communautaires, la suspicion règne sur les mariages de complaisance, étendus à tout mariage conclu par un étranger après une entrée irrégulière, mis en doute dès que des facteurs appréciés de façon discrétionnaire laissent supposer leur caractère fictif. Une tendance très restrictive se dégage tant quant aux droits de l'homme que quant aux droits sociaux : - délai d'attente - absence de protection sociale pour la famille du nouvel arrivant, interdiction de travailler pendant six mois - droit au mariage (mariage conclu avec un étranger entré irrégulièrement ou n'entraînant pas de vie commune). ![]() Directrice de recherche au CERI-CNRS, Paris |
~ Ecarts d'identité N° 88:"Droits de l'Homme à l'épreuve de l'Autre" ~ Mars 1999 ~
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