Ecrire et migrer

Azouz BEGAG



La lecture quand elle se fait rencontre offre le déclic identificatoire qui met sur les rails de l'écriture littéraire. Mais l'entrée dans celle-ci s'apparente à un véritable "passage de frontière". Dès lors, "replonger" dans la mémoire de l'immigration parentale, ouvrir à nouveau son "dossier classé" pour la reconstituer et la dépasser, fait de l'acte d'écriture et de création un acte "d'auto-création".

idée de création contient celle de migration. Créer, c'est partir d'une origine et recons-truire le monde à travers le regard qu'on porte sur lui. Dès lors, quand on est artiste issu de l'immigration, il y a là une interpénétration de deux univers qui fabriquent et se nourrissent en même temps de mouvances, de dérives, de recherche de soi. J'ai essayé tout au long de ma contribution à ce numéro d'Ecarts d'Identité, de faire des allers-retours entre mon travail d'écrivain et ma situation de Français d'origine algérienne pour débusquer les lieux de rencontre entre la création et la migration.


La magie des mots


  En 1985, j'habitais encore dans une cité HLM au nord de Lyon, quand j'ai lu un roman, "Le thé au Harem d'Archi Ahmed" de Mehdi Charef (1). C'était la première fois de ma vie que la lecture d'un livre avait en moi autant de résonance. Elle me décentrait littéralement par rapport à la vision que j'avais jusque-là du monde possible dans lequel un enfant d'immigré pouvait concevoir sa place en France. L'histoire de la galère sociale et urbaine de Madjid, le héros de Mehdi Charef, avait tant de similitude, de proximité avec ma propre expérience sociale, familiale et urbaine, que je m'extasiais à chaque page tournée de retrouver des impressions, des idées, des émotions qui m'étaient très familières. Comment l'auteur avait-il su trouver avec autant de justesse les phrases pour donner vie à des choses que je croyais être de l'ordre de mon intimité ? Cette proximité intime avec l'auteur du Thé au Harem m'introduisait réellement dans le monde des mots, de leur force, de leur magie. Elle révélait également à mes yeux la puissance sociale de l'écriture, car en effet, elle me prodiguait un profond sentiment communautaire, une impression de partager exactement la même histoire avec cet écrivain et ses personnages et que, par-delà, nous devions être plusieurs milliers d'enfants d'immigrés en France à ressentir cette reconnaissance. L'écrivain n'est-il pas le porte-plume des sentiments que nous partageons tous ?

  L'autre conséquence de cette lecture était encore plus marquante : à la fin je me disais que, finalement, il était facile d'écrire un roman, tant les émotions et les situations étaient rendues avec force et simplicité. Aujourd'hui, je peux dire que c'est le Thé au Harem d'Archi Ahmed qui a déclenché ma propre écriture, le besoin de formuler, moi aussi, l'histoire de ma vie, mon Histoire.

  Un autre l'avait fait, je pouvais le faire également. Tel est le déclic qui a provoqué le déclenchement de mon travail d'introspection, la rédaction de mon premier roman autobiographique. Ma vie d'enfant d'immigré dans un bidonville de la région lyonnaise pouvait intéresser la société française, tel était désormais la vision que je me faisais de ma place dans le monde. Ma relation à autrui, à l'univers, s'en trouvait ainsi affectée. En un sens, les circonstances de mon entrée dans la littérature s'apparentent à un passage de frontière, une migration.

Les lignes frontières


  Commencer par évoquer le contexte de ma propre expérience d'enfant d'immigré devenu écrivain, me donne l'occasion de souligner le rôle engagé et/ou engageant de l'écrivain dans une société où se côtoient un modèle culturel dominant et des courants minoritaires. Les créateurs issus des seconds en se situant sur les lignes frontières, en se jouant d'elles, font bouger les définitions identitaires, apportent des repères nouveaux à leurs pairs, font office de trublions. Plus les conditions d'intégration de la minorité dans le modèle dominant sont conflictuels, et plus les créations issues du milieu minoritaire sont marquées par une visibilité importante. En bref, elles acquièrent un sens politique. Par exemple des élèves me demandent souvent lors de mes interventions dans les collèges, si je suis musulman. J'ai pour habitude de leur renvoyer la question : et vous ? Généralement, ils me disent qu'ils sont croyants non-pratiquants, ce à quoi je m'empresse de conclure en disant que moi je suis pratiquant non-croyant. Et lorsqu'on me presse d'expliquer cette incohérence, je cite Pascal : "C'est en pratiquant qu'on devient croyant".

  Voilà ma façon d'écrivain de brouiller les jeux identitaires, d'instituer le doute comme philosophie. C'est également ma façon de dire que les croyances religieuses relèvent du domaine privé et ne doivent pas systématiquement être débattues en public. L'approche qui guide mes interventions avec les élèves est conduite par l'idée d'apprentissage du sens critique et de la distanciation par rapport à soi et aux événements, conscient que c'est là un enjeu majeur pour l'éducation à la tolérance.

  L'idée de coupler le mot création avec celui de migration me fait également dire que je sais d'où je viens et que je construis le lieu où je veux aller. Il n'y a en effet pas de déterminisme dans la relation que j'entretiens avec mon "originaire" et mon "inconnu". Dans mon acte d'écrire, il y a véritablement auto-création, dans le sens de la formule de Montaigne : "Quand j'écris, c'est moi qui écrit". De ce point de vue là, la migration que contient l'acte de création est une dérivation qui creuse l'écart d'identité et d'identification entre parents et enfants de l'immigration. Si l'on reconsidère les conditions de l'immigration maghrébine primo-arrrivante en France, ses circonstances et ses motivations, on se souvient que pour la majorité de ces paysans analphabètes, la présence en France ne se concevait que comme temporaire et économique. En se protégeant de toute assimilation culturelle dans la société d'accueil, les immigrés faisaient de leur exil "un temps qui ne compte pas", non-producteur de mémoire, dans la mesure où il était nourri en permanence par le mythe du retour. Ainsi, par exemple, lorsque ces travailleurs apprenaient le français, c'était souvent dans une perspective professionnelle uniquement. Quand ils achetaient des meubles pour leur logement, c'était des meubles du provisoire, du kit, parce que leur vrai "habitation" était celle qui se trouvait dans le pays originaire. Si je fais ces rappels, c'est pour mieux signifier que les enfants des générations suivantes, nés dans les années 50-60, ne se situaient déjà plus dans la même perspective temporelle et spatiale, leur présence/naissance en France devenait désormais productrice de mémoire, localement. Avec le recul, on constate qu'elle a servi à donner une assise identitaire première aux générations qui ont suivi. Ainsi les parents ont pensé leur exil en termes de "je ne suis pas là pour longtemps" et les enfants ont créé l'idée du "j'y suis j'y reste".

  Voilà comment au début des années 80, on a commencé à voir apparaître les premières créations artistiques, culturelles,... dans le milieu des jeunes issus de l'immigration, fortement relayé par les médias. Ainsi, les premières productions littéraires des "beurs", issus -- ne l'oublions pas -- d'un milieu à tradition culturelle orale, ont servi de première pierre pour la mémoire collective des jeunes issus de l'immigration. A travers les créations d'artistes issus de leur milieu, les membres d'une communauté minoritaire peuvent ainsi ressentir l'impression d'exister, d'être "représentés" dans la société dominante, et, du coup, les références à l'originaire cèdent petit à petit la place aux références auto-produites dans le temps présent. Il y a altération du passé et ouverture/greffe sur des horizons nouveaux.

  Le texte littéraire est, dans ce sens, un excellent support pour l'enseignant désireux d'amener ses élèves à réfléchir sur la diversité des systèmes de valeur et leur permettre d'établir de nouveaux rapports entre eux, avec le monde extérieur et développer leur capacité créatrice personnelle. A plusieurs occasions, je me suis rendu dans des classes de français de collège de banlieue où le Gone du Chaâba était donné en analyse en cours pour constater le phénomène de projection-identification. A chaque fois, ce travail offre l'occasion pour les élèves d'origine maghrébine en particulier, de marquer positivement leurs différences au sein de la classe. Par exemple, lorsque l'enseignant bute sur un mot de sabir ou créolisé, ce sont eux qui fournissent la clé de lecture, l'explication de texte, alors à ce moment-là s'opère un changement, un basculement de la relation des uns vis-à-vis des autres, les élèves d'origine immigrée se sentant légitimés par leur propre expérience culturelle. Il me semble difficile, pour un auteur issu d'une culture minoritaire, d'éviter ce constat : il émane de sa communauté originelle d'appartenance une demande d'identification forte. Dans des domaines d'expression aussi divers que le rap, le raï, les danses urbaines, le cinéma..., la littérature, on voit apparaître les contours d'une culture world qui s'appuie sur les diversités culturelles, les origines et les traditions d'Afrique, pour s'enrichir. Dans cette dynamique, les cultures minoritaires sont sollicitées, pour mieux être dépassées. C'est au créateur de porter ce mouvement.

La mémoire revisitée


  J'ai toujours cherché, quant à moi, dans mon expérience d'écriture, à me situer dans l'entre-deux entre la France et l'Algérie, entre l'univers de ma famille, ses codes, ses rituels, son langage, et celui du dehors, de l'école, de la rue, de la société. Je me suis vite rendu compte que gisaient dans cet interstice de grandes sources d'exploitation littéraire propices au développement humoristique. Tout au long des romans que j'ai écrits, j'ai tenté de me replonger dans des atmosphères, des situations, des idées, des langages qui étaient en vigueur dans mon univers socio-familial au moment de mon enfance dans un bidonville lyonnais et de mon adolescence dans une ZUP.

  De la même manière que le Thé au Harem de Mehdi Charef m'a servi de déclic personnel, il m'apparaît utile de se tourner vers l'histoire de l'immigration de nos parents pour reconstituer la mémoire et construire un nouveau point de départ. Le grand succès qu'a connu le travail documentaire de Yamina Benguigui, Mémoires d'immigrés, diffusé à la télévision et au cinéma en 1997-98, illustre bien l'impact de ce travail de mémoire sur le grand public. Le retour sur l'originaire, sur la migration de nos parents, est une réouverture du dossier classé des conditions de vie et d'exploitation des travailleurs immigrés. Parler, écrire, montrer aujourd'hui, permet de régler les comptes avec des années d'amnésie qui ont marqué les débuts de l'immigration en France dans la période d'après-guerre mondiale mais également avant. Ce travail de retour sur l'originaire est un préalable au propre dépassement de cet originaire. On ne peut, me semble-t-il, en faire l'économie. Bien sûr, ce travail contient le risque de stigmatisation et de catégorisation superficielle : tel écrivain sera étiqueté écrivain des banlieues, tel cinéaste sera le cinéaste beur, tel sculpteur est le sculpteur kabyle, même si tous ces créateurs sont nés dans les banlieues de France. Il n'empêche que le travail de re-création de l'originaire est un passage obligé dans la migration du particulier vers le général, de l'original vers l'universel. On pourrait formuler cette idée de la façon suivante : je suis conscient d'être un enfant d'immigré algérien, mais je suis également conscient que je suis fils de pauvre, analphabète, paysan. C'est ce glissement depuis l'origine ethnique vers l'ouverture sociale, plus universelle, qui est intéressant à percevoir quand on opère un retour vers les origines. Ce retour -- paradoxalement -- est un tremplin pour un dépassement de soi et une ouverture vers autrui. Pour reprendre l'exemple de la littérature, il me semble que le fait même d'écrire sur mes origines algériennes me montrent à quel point je ne suis plus exactement Algérien comme ceux qui sont restés là-bas, mais que je ne suis pas exactement Français comme ceux d'ici. La littérature me permet exactement de me construire une identité entre là-bas et ici, un nouveau présent hybride, en formation, qui corrobore l'idée que la notion d'identité n'est pas une notion figée et inaltérable, bien au contraire.

  J'ai déjà cité à plusieurs reprises le Thé au Harem d'Archi Ahmed mais je me dois de citer également ici les Ritals de Cavanna, dont le retentissement chez moi a été aussi important. Comme leurs maisons construites au pays, les immigrés du monde entier ont des histoires de vie étrangement identiques. Un jour, j'ai reçu une lettre d'un lecteur de Toulouse. Il me disait qu'il était un Lyonnais exilé et qu'il avait eu les larmes au yeux quand il avait fini la lecture du Gone du Chaâba parce qu'il avait tout au long du livre retrouver Lyon et le quartier populaire de la Croix-Rousse où il avait grandi. Il s'appelait Jean Gonnard. Il partageait la même identité que moi. Les migrations, avec leurs cortèges d'émotions, mènent toutes vers l'humanité.

Azouz BEGAG
( Ecrivain, Chercheur MRASH-CNRS, Université Lumière Lyon II )


(1) Le thé au harem d'Archi Ahmed, Mehdi Charef, Ed. Gallimard 1985 Retour au texte

Bibliographie sommaire de Azouz Begag :

- Le Gone du Chaâba, Ed.Seuil 1986
- Beni ou le paradis privé, Ed.Seuil 1989
- Quand on est mort c'est pour toute la vie, Ed.Gallimard 1994
- les chiens aussi, Ed. Seuil 1996
- Zenzela, Ed. Seuil 1997
~ Ecarts d'identité N° 86:"Migration, Exil, Création," ~ Septembre 1998 ~

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