Organisations
et logiques de l'accueil

leçons d'enquête à Turin et à Lyon

Enrico ALLASINO
(Sociologue, Chercheur à l'Ires de Turin - Italie )

Article traduit par Claudia FARNETI



L'accueil des étrangers,
au-delà de l'acte hospitalier individuel,
est un "produit social réalisé
à travers l'action des organisations
et des institutions".
Il traduit les lignes de tensions
sur lesquelles oscillent
les stratégies politiques
et institutionnelles.
ondialisation et dimension locale de l'accueil

  L'importance de la dimension locale dans les processus d'intégration des immigrés est désormais largement reconnue. En effet, non seulement les lois nationales sont appliquées par les bureaux et les administrations locales, mais ce qui se produit à ce niveau, dans la vie quotidienne des villes et des quartiers, représente souvent l'enjeu des politiques et anime le débat national.


  Cependant, les immigrés eux-mêmes, sont de plus en plus capables de comparer et évaluer les conditions d'accueil qui leur sont offertes par les différents pays et villes. Les migrants non seulement connaissent et utilisent les ressources des économies et des sociétés locales, mais ils créent également des espaces circulatoires autonomes et des réseaux de relations transnationales. Leur mobilité les pousse à changer de ville et de pays à la recherche des meilleures opportunités. Les marges de liberté et de choix augmentent : il est fréquent de trouver des migrants qui ont vécu dans différents pays et qui, si nécessaire, se déplaceront de nouveau.

  Les logiques de la mondialisation font grandir l'importance relative des sytèmes socio-économiques locaux par rapport aux nationaux dans les relations internationales et ceci est également valable pour les migrations. Chaque ville sera en concurrence avec les autres, même pour les immigrés, et elle aura seulement ceux d'entre eux qu'elle saura attirer, conserver en leur offrant des espaces de développement et d'auto-réalisation. Il est donc nécessaire de gouverner les mécanismes de l'insertion locale dans une optique de développement social total et non seulement de contrôle des tensions et de distribution des populations immigrées.

  A cet effet, nous avons besoin également d'instruments théoriques qui permettent l'analyse et la comparaison : dans ces pages nous faisons la synthèse de quelques éléments tirés de recherches sur l'intégration des immigrés à Turin, et notamment d'une étude sur les politiques en faveur des immigrés à Turin et à Lyon, dans lesquelles nous avons cherché non seulement à décrire les modalités de l'accueil, mais aussi d'en analyser les mécanismes et les logiques (1).

Instruments pour penser l'intégration locale


  Nous sommes partis de deux hypothèses centrales : l'intégration (dont l'accueil peut être considéré comme un aspect initial et fondamental) est le résultat d'une multitude d'interactions sociales dans lesquelles se réalisent des configurations, selon Norbert Elias, des compositions changeantes de relations entre des individus et des groupes en situation de déséquilibre de pouvoir. La réponse à la question qui revient régulièrement de savoir si les immigrés s'intègrent dans la société, peut seulement être une analyse articulée de parcours et de relations réciproques des différentes populations.

  Ces interactions, seconde hypothèse, se produisent la plupart du temps grâce à des acteurs organisés (institutions, administrations publiques, associations de citoyens et d'immigrés, entreprises, syndicats, groupes religieux...) qui ont un rôle fondamental dans la création, le maintien et la reproduction du système de relations dans lequel se réalise l'intégration. Ces organisations opèrent dans la vie de tous les jours et dans les réalités locales, avec des obligations et les ressources disponibles.

  L'accueil n'est donc pas le résultat de choix individuels indépendants, ni la traduction du degré moyen de xénophobie de la société, mais un produit social réalisé surtout à travers l'action des organisations et des institutions : dans ce contexte, les interactions de face-à-face avec les immigrés se produisent et prennent un sens.

  Ces processus peuvent être analysés avec l'aide des théories de la sociologie de l'organisation, qui fournissent une importante série d'instruments conceptuels pour comprendre comment la société travaille sur elle-même par l'intermédiaire de ses propres noyaux organisés. Des concepts comme ceux de l'activation de l'environnement, de la culture de l'organisation, des styles décisionnels se sont en effet révélés très utiles pour éclairer les logiques de l'accueil. Evoluant dans un contexte d'inévitable rationalité limitée, il résulte aussi que les problèmes et les solutions sont relativement indépendants et souvent les secondes précèdent, et survivent aux premiers.

  La rencontre entre les organisations et les immigrés amorce des tensions entre groupes professionnels et fonctionnels avec intérêts, logiques d'intervention, modèles de justice locale (2) et critères d'équité différents. Souvent les immigrés deviennent instrument et occasion de conflit entre groupes et sous-systèmes, qui ont pour enjeu le pouvoir dans l'organisation bien plus que le destin des immigrés eux-mêmes.

Les interactions entre les organisations


  Ces instruments, appliqués aux organisations des deux villes, Turin et Lyon, ont permis d'analyser le changement historique de leurs stratégies d'action non pas comme des réponses mécaniques aux variations de la société environnante, mais comme un processus actif de reformulation des problèmes et des solutions. Les transformations de la "question des immigrés" sont également le résultat du changement interne des organisations publiques et privées qui interviennent dans ce milieu.

  Les processus de spécialisation et de division du travail dans les associations et les organismes mènent à la naissance de nouvelles organisations, plutôt qu'à des restructurations radicales de celles qui existent déjà. Ces nouvelles organisations viennent à côtoyer les anciennes, sans les remplacer, selon un processus typique de gemmation organisationnelle.

  Les tensions internes naissent typiquement du contraste entre lignes d'action divergentes, soutenues par différents groupes fonctionnels ou professionnels, des dilemmes qui ne peuvent pas être résolus par un choix définitif, puisque les deux alternatives maintiennent un foyer de validité. Les politiques pour l'immigration apparaissent ainsi structurées par une série de tensions entre polarités opposées parmi lesquelles oscillent les lignes stratégiques des organisations. C'est le cas de l'alternative entre les politiques de discrimination positive et les interventions de droit commun, ou bien entre reconnaissance de la diversité et égalité de traitement. De même la tendance à professionnaliser les interventions crée des tensions d'organisation et des conflits entre professionnels et bénévoles, mais aussi entre des spécialistes du groupe minoritaire. D'autres tensions surgissent entre des interventions d'urgence et des interventions structurales, ou entre intervention directe du secteur public et délégation au privé. Même si en théorie les choix sont parfois très précis (par exemple, en France, en faveur des politiques de droit commun), l'alternative maintient sa validité non seulement de principe, mais aussi concrètement (par exemple, des politiques spécialisées sont quasiment inévitables pour les primo-arrivants ou pour les populations avec des caractéristiques particulières, comme les Rom).

Redéfinitions


  L'accueil change donc avec un rythme oscillant, lié aux pratiques et aux procédures de gestion quotidienne, en tension entre les différentes alternatives, et les stratégies des groupes ayant des intérêts divergents. Mais ce changement concret, limité et croissant, marque parfois des tournants plus nets qui redéfinissent les problématiques de l'immigration.

  L'intégration des immigrés s'est déroulée pendant des décennies à travers l'insertion par le travail. L'expérience du travail dans les entreprises modernes, l'incorporation dans la classe ouvrière et la participation à ses expériences politiques et syndicales, ont constitué la voie réelle d'insertion dans la société. Ceci s'est passé à Lyon pour les immigrés étrangers, et à Turin pour les immigrés du sud de l'Italie dans les années cinquante et soixante.

  Dans les années quatre-vingt et quatre vingt-dix, ce parcours est resté paradigmatique, en particulier en Italie : les immigrés ont été encore largement présentés et conçus comme des travailleurs. Leur contribution à l'économie était la justification fondamentale pour leur présence. L'accès au Welfare était subordonné à la condition de travailleurs, en cohérence avec le modèle national. Il est toujours vrai aujourd'hui que beaucoup d'immigrés sont des travailleurs, des ouvriers notamment, mais les profondes mutations dans le marché du travail et dans la structure de l'emploi ont rendu obsolète, pour les immigrés comme pour les citoyens, le système conçu dans les années du grand développement industriel.

  Les formes d'emploi précaire, à temps partiel, les services rendus aux personnes, dans les activités marginales sont très répandus et les carrières professionnelles se compliquent et se fragmentent. Le travail salarié à temps indéterminé ne peut plus fonctionner comme une voie d'accès privilégiée à l'intégration.

  L'importance d'une autre image de l'immigré a alors grandi, celle du pauvre, celui qui est dans le besoin.

  Etant alimentée par le tiers-mondisme et réveillant les cordes sensibles de la solidarité, cette image a légitimé une forte intervention des associations et des organismes d'assistance, qui ont sans doute contribué à limiter les dommages de la gêne et de la marginalité. Les histoires de la ville de Turin et de celle de Lyon présentent à ce sujet de grandes analogies : dans les deux villes il existe un tissu d'associations, coopératives, organes religieux catholiques et protestants, offrant des services d'accueil efficaces et diversifiés.

  Dans la situation italienne, l'image a beaucoup pesé, alimentée par les premiers débarquements de rescapés sur les côtes, de l'immigration comme urgence, événement dramatique et soudain qui demande des interventions extraordinaires. En réalité l'idée d'urgence renvoie surtout à une logique interne de fonctionnement de l'administration publique, qui doit avoir recours à des interventions extraordinaires pour aller au-delà des lenteurs et des blocages bureaucratiques, et qui en outre, faisant appel à l'urgence, peut présenter ses propres interventions comme des solutions provisoires et approximatives, en repoussant sine die les solutions structurelles.

  La situation délicate que nous venons de décrire, a été tempérée par le renforcement de la requête de politiques en faveur du multiculturalisme. S'inspirant, parfois de façon approximative, du débat anglo-saxon, cette vision d'une future société multi-ethnique a tout de même permis de mobiliser des ressources, en particulier dans l'école et dans les services culturels, en faveur d'un accueil ouvert aux thèmes de l'interculture et de la lutte contre le racisme.

Un espace public entre demandes d'efficacité
et problèmes d'ordre public



  Une récente enquête sur l'évaluation des services de la ville de Turin par les immigrés (3) a mis en évidence que la demande la plus répandue est celle d'un meilleur fonctionnement en général des services et de l'administration publique. C'est seulement en deuxième point que les immigrés avancent des demandes quant à des services spécifiques pour des groupes ethnico-linguistiques, ou dénoncent la discrimination et les mauvais traitements attribués à la xénophobie.

  Cette requête est moins banale que l'on ne puisse penser, ce n'est pas un simple écho des lamentations des Italiens. Elle exprime la forte nécessité d'une sphère publique d'efficacité et de rationalité comme fondement de l'égalité tout comme de la possibilité totale d'auto-réalisation : elle implique la libération des barrières qui constituent un obstacle à la poursuite de leurs projets de vie et à l'épanouissement des capacités d'entreprise, professionnelles et intellectuelles. Et aussi parce que la capacité de la ville et celle des immigrés à créer des services alternatifs ou complémentaires aux organismes publics, réglés par le marché ou par les logiques de la réciprocité est évidente. La qualité et l'efficacité des institutions et des organisations ne sont donc pas indifférentes ou indépendantes par rapport à la qualité de l'accueil, à la reconnaissance et à l'acceptation de l'autre.

  A cette tendance s'oppose une image, alimentée par les craintes et les inquiétudes d'un processus de transformation sociale et économique dont beaucoup d'autochtones n'arrivent pas à déchiffrer le sens, de l'immigration comme phénomène générateur de criminalité qui détruit la vie commune. Les organisations qui sont en cause aujourd'hui sont celles du contrôle et de la répression, et aux administrations locales elles-mêmes on demande de plus en plus de garantir avant tout le maintien de l'ordre public.

  Ceci constitue un contraste inquiétant, puisqu'il semble que l'on puisse affirmer que la qualité technique et humaine de l'accueil et de la gestion politique de l'immigration dans la ville se soit considérablement améliorée. Pourtant cette dernière ne réussit pas à alimenter le consensus, à renforcer le dialogue et la coopération : la protestation est basée sur des raisons fondées, la criminalité et la dégradation urbaine existent véritablement, mais son âpreté révèle que l'enjeu, et les raisons de la gêne, sont plus amples et profonds.

  Les classes en déclin ou en crise d'intégration semblent traduire leurs angoisses par la requête de préserver la sphère publique comme espace de règles rigides qui maintiennent le statu quo, qui préservent les équilibres sociaux et territoriaux au lieu d'ouvrir des espaces à l'innovation et la coopération.

  Craintes et anxiétés s'unissent à la défense de privilèges grands et petits qui sont menacés par des processus de changement dont l'immigration est une partie et un symbole, mais pas la cause. Ceci pourrait justement être le résultat du contraste entre le parcours descendant d'une partie des classes moyennes et ouvrières et la demande croissante non seulement d'insertion, mais aussi d'espaces de développement émanant de la majorité des populations immigrées.

  La création d'un espace public de vraie vie commune et de coopération entre les différentes populations de la ville doit donc se construire en apaisant les craintes et en résolvant les difficultés concrètes des classes qui voient dans tout changement une menace mais aussi en visant à réunir ceux qui, au contraire, sont disposés à miser sur la possibilité et sur la nécessité de réunir efficacité, rationalité et solidarité.

Enrico ALLASINO
(Sociologue, Chercheur à l'Ires de Turin - Italie )


(1) Ires, Le chiavi della città. Politiche per gli immigrati a Torino e Lione, Torino, Rosenberg & Sellier, 1994. Cf. aussi : E. Allasino, F. Baptiste, G.L. Bulsei, "Gli incerti confini : politiche per gli immigrati e politiche di lotta all'esclusione sociale à a Torino e Lione", Polis, IX, 1, aprile 1995, pp.23-44 ; Ires, Atteggiamenti e comportamenti verso gli immigrati in alcuni ambienti istituzionali, Torino, Rosenberg & Sellier, 1995.Retour au texte

(2) J. Elster, Local Justice, New York, Russel Sage Foundation, 1992.Retour au texte

(3) E. Allasino, G.L. Bulsei, I filo di Arianna. La città, i servizi, gli immigrati a Torino, Rapport de recherche pour l'initiative Local Integration/Partnership Action - Quartiers en crise, Ville de Turin, février 1998.Retour au texte

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