Avis de tempête sur le droit des étrangers(1)

Laure CHEBBAH (*), Marion GACHET (**)

epuis 35 ans, ce ne sont pas moins de 31 réformes majeures des textes régissant l'entrée et le séjour des étrangers en France. Chaque ministre de l'intérieur ou presque, a ainsi signé une loi, voire deux, pour répondre à une surenchère politique visant à faire de l'immigration le cache-misère des difficultés sociales, économiques et politiques de notre pays. La dernière loi promulguée le 24 juillet dernier2 au motif officiel de la lutte contre la fraude, et au motif moins avoué d'une campagne électorale déjà bien lancée, consacre la dégradation silencieuse de notre Etat de droit : droit de recours bafoué ; liberté de s'aimer battue en brèche ; enfances volées ; précarisation sociale et psychologique accrue. Le tout dans une quasi indifférence de l'opinion publique… Pourtant, cette loi ne constitue pas qu'un corpus de mots, qu'une série d'articles juridiques opaques. Elle concerne des personnes, des familles. Au travers d'un récit (presque) imaginaire nous nous proposons de donner à la loi son sens concret, de montrer les effets qui sont déjà les siens, et qui le seront quand l'ensemble des décrets d'application seront parus.




Premier épisode : pourchassés là-bas, soupçonnés ici…

Serrée contre son homme, leur jeune fils entre les bras, Maria repense à cette rude nuit d'hiver où ils ont quitté définitivement leur ville. Elle sent encore l'odeur si particulière de la rue, toute proche de la voie ferrée, et sur son bras, la douleur toujours vive de la poigne du passeur qui la pousse dans une voiture brinquebalante. Les visages de ceux qu'ils ont laissé morts derrière eux dansent devant ses yeux. Elle se sent vide dans cette ville inconnue où ils ont échoué après plusieurs semaines d'un voyage, pendant lequel elle a perdu jusqu'au sac de sport qui contenait les maigres vestiges de sa vie d'antan et les derniers signes de son identité…

Débarqués au petit matin sur une place aux arbres nus, Maria et Michael ont vite compris que les difficultés ne faisaient que commencer. Par des compatriotes arrivés quelques mois avant eux, ils ont appris que leur demande d'asile ne pouvait être enregistrée que s'ils disposaient d'une adresse, et qu'une seule association avait l'accord de la préfecture pour la leur délivrer. Ils se sont donc rendus au bureau de l'association, pour obtenir le précieux papier. Il leur a ensuite fallu faire la queue de longues heures au guichet de la préfecture pour déposer leur demande. Le petit David n'en pouvait plus de l'ambiance surchauffée et commençait à donner de la voix. Maria se demandait déjà où trouver de quoi le nourrir, et où dormir… Quand enfin leur tour est arrivé, la femme qui les a reçus leur a donné une fiche à remplir, puis elle les a emmenés jusqu'à une machine dotée d'un écran comme une petite télévision. Elle a attrapé les doigts de Maria, les a rapidement nettoyés avec un chiffon blanc et les a posés sur la machine. Maria a vu ses mains apparaître à l'écran. Comme une criminelle a-t-elle simplement pensé en elle-même. Puis est venu le tour de son mari. Michael a tendu ses mains abîmées par le travail et le froid. Chiffon blanc, machine, et rien, pas la moindre main à l'écran. La femme a repris sa main. Re-chiffon et re-machine, mais toujours rien. La femme a soupiré, énervée, Michael s'est excusé dans sa langue, Maria a bercé David qui trouvait le temps vraiment trop long. Puis la femme, exaspérée, est partie pour revenir quelques minutes après avec un imprimé, une boîte et toujours son chiffon blanc. Elle a repris les doigts, les a enfoncés dans la boîte puis appuyés sur le papier. Maria a reçu son dossier et une carte verte avec sa photo. Son mari n'a eu qu'une convocation sans photo, la faute aux empreintes, il devait revenir dans quinze jours.C'est le premier souvenir que Maria garde de la France : une place grise, le froid, et ce premier contact en terre d'exil marqué par la prise de leurs empreintes.

Deuxième épisode : Vivre en travaillant, vivre dignement


Presque un an a passé, et Maria se repère bien aujourd'hui dans sa ville d'adoption. Son mari vieillit de jour en jour, il se morfond faute de pouvoir travailler. Il refuse de l'accompagner dans les différentes associations où Maria court pour trouver vêtements, nourriture, réconfort aussi parfois. Lui se renferme. David, malgré la maladie qui le ronge depuis son deuxième anniversaire, va à l'école. Maria a trouvé un médecin qui lui a prescrit un traitement qui lui permet enfin de mener la vie normale d'un enfant de cinq ans. Le 26 août, Maria et son mari sont passés devant la Commission des Recours des Réfugiés, à Montreuil, à côté de Paris. C'était la deuxième fois qu'ils se rendaient dans la capitale, dont le seul nom était synonyme des plus beaux rêves dans leur pays. La première fois, pour l'entretien à l'OFPRA, les choses ne s'étaient pas très bien passées, et leur demande d'asile avait été rejetée. On leur avait expliqué que c'était presque toujours ainsi, mais qu'ils auraient peut-être plus de chance au recours. Le matin même, Madeleine, une amie française les avait accompagnés à la gare. C'est elle qui a gardé David après l'école jusqu'à leur retour. C'est aussi elle qui a payé les billets de train. Maria et les siens vivent à l'hôtel depuis neuf mois, et disposent d'un peu moins de 600 euros par mois pour vivre à trois. Lorsque Michael parvient à se faire embaucher au noir à la journée, sur un chantier ou un marché, ils mettent un peu d'argent de côté pour payer l'avocat, car en étant entrés sans visa, ils ne peuvent pas bénéficier de l'aide juridictionnelle. Les jours où il travaille, le mari de Maria semble revivre. Elle aimerait bien que leur statut de demandeur d'asile leur donne le droit de travailler, elle sait qu'il trouverait vite à se faire embaucher avec ses connaissances en mécanique et en maçonnerie…

La réponse de la Commission leur parvient fin septembre : leur dossier est définitivement rejeté. Le monde de Maria s'effondre une seconde fois. La perspective d'un retour n'est pas envisageable. Pas après tous les efforts consentis pour quitter sa vie d'avant, les neufs mois passés à reconstruire un semblant de vie, l'épanouissement de David, grâce au traitement donné par le médecin et au calme retrouvé… Tout cela semble voler en éclats.

Troisième épisode: " Les Etats parties veillent à ce que l'enfant ne soit pas séparés
de ses parents contre leur gré… " 3

Maria et Michael tentent une ultime démarche. Pour que David puisse poursuivre son traitement, ils font une demande de titre de séjour au motif de la santé. Nouvelle visite chez le médecin pour obtenir un certificat médical circonstancié ; nouveau dossier ; permanence des angoisses dans l'attente de la réponse de la préfecture. Un matin, c'est le recommandé, tant espéré, tant redouté. La nécessité des soins est reconnue, et le préfet consent à accorder un titre de séjour à Maria seulement. Un seul des deux parents. Ainsi le prévoit la nouvelle loi. Maria doit se rendre à la préfecture pour retirer une Autorisation de Séjour de 6 mois renouvelable, qui ne lui donne pas le droit de travailler. Michaël reçoit pour sa part une obligation de quitter le territoire français sous un délai d'un mois. Dans le même délai, il peut former un recours devant le Tribunal administratif. Pour autant, cette démarche ne l'autorise pas à rester auprès des siens pendant les trois mois que la loi accorde au Tribunal pour juger de sa demande. Une chose est sûre, Michael ne peut repartir et laisser seuls Maria et David, sans logement pérenne, ni possibilité de subvenir à leurs besoins. Alors Michael décide de rester et d'attendre sans papier le jugement du Tribunal administratif. Les premiers jours, Michaël se terre chez lui, et les tensions croissent entre Maria et lui. Il lui envie inconsciemment sa liberté retrouvée, elle lui en veut de se laisser aller. Chacun cherche sa place dans ce couple condamné à la semi-clandestinité. David est de plus en plus nerveux à l'école. Sa maîtresse a convoqué Maria et Michaël, et écouté consterné, le résumé de leur situation. Avec des parents d'élèves, elle leur a promis de constituer un comité de soutien.

Ce nouvel élan de solidarité redonne du courage à Michaël. C'est désormais lui qui accompagne David à l'école tous les matins pendant que Maria suit des cours de français. Parfois aussi, il continue de travailler sur des chantiers dans des conditions toujours difficiles, mais avec un petit salaire qui leur permet de ne pas aller manger au restaurant social le soir. Les nuits d'hiver sont froides pour promener David. C'est un de ces jours-là, à 14h15, que des policiers débarquent sur le chantier pour un contrôle de papier. Michaël n'en a pas. Il est arrêté et conduit en garde à vue.
Les policiers ne mettent pas longtemps à comprendre la situation de Michaël. Maria reste injoignable, et Michaël n'a pas sur lui le téléphone de l'avocat qui l'assiste dans son recours. Il a peur. La police dit qu'elle n'a pas réussi à joindre son avocat, dont il a donné le nom, et c'est un avocat de permanence qui vient le voir au commissariat. Il est pressé et Michaël a du mal à expliquer sa situation. Il répète inlassablement " mon enfant, malade, malade…".

Dès le lendemain matin, il est transféré au centre de rétention tout près de l'aéroport. Le centre est plein. Il y a des hommes, des femmes et même des enfants. Michaël se dit que ce n'est pas une place pour des enfants. Des enfants derrière des murs surmontés de barbelés en France. Il pense à David et à Maria seuls de l'autre côté. Comment peut-il vivre sans eux ? Comment vont-ils vivre sans lui ? Il apprend par une personne de la Cimade, qui lui permet de joindre sa femme, et se charge de prévenir son avocat, que son audience aura lieu le lendemain. Le centre est un endroit très angoissant, mais au moins il y a ces permanents de la Cimade, un minimum de transparence et la possibilité de recevoir des visites.

Madeleine est venue le voir. Maria, quant à elle, a peur de venir. Elle ne sait plus quoi faire et David réclame son papa. Grâce à la carte de téléphone que Madeleine lui a apporté, il peut leur téléphoner. Mais lorsqu'il raccroche, il pleure. Deux jours déjà, qu'il est avec les autres. Avec Abdel qui est terrorisé de retourner dans une Algérie qu'il a quitté depuis plus de 11 ans. Sampath, qui attend prostré un retour vers le Sri-Lanka. Et puis Myriam. Le même prénom que Maria dans une autre langue. Elle a 18 ans et demi, elle est seule. Sa mère est résidente en France et son petit frère est encore mineur. Ils habitent une autre ville dans le centre de France, à plusieurs centaine de kilomètres de là. Elle a été arrêtée à la sortie de son lycée. Des hommes du centre la harcèle. Elle a peur ici toute seule. Elle partage une cellule avec quatre autres femmes.
Michaël arrive au Tribunal menotté. Il a honte lorsque son fils se précipite vers lui et qu'il ne peut même pas l'embrasser, le rassurer. Un des policiers détourne la tête, visiblement gêné. L'avocat arrive, il se veut rassurant. La salle est remplie de personnes venues soutenir Michaël, Maria et David. Il y a là des parents, des enseignants, des militants associatifs… toute une pléiade d'humains qui peinent à rester silencieux tant tout cela leur semble injuste et disproportionné. La greffière entre, puis le juge. Il est seul. Il ne porte pas de robe noire contrairement à ce qu'imaginait Michaël, mais il l'impressionne. Il sait que cet homme, seul derrière la grande estrade, tient sa vie entre ses mains.

L'avocate de la préfecture arrive à son tour. Michaël, pour lequel aucun traducteur n'est prévu, se concentre pour comprendre ce qu'elle dit. Il peine. Maria serre les poings pour retenir ses larmes. David est blotti contre elle. L'avocate plaide le respect de la loi qui prévoit de ne permettre qu'à un seul parent de rester avec son enfant dans le cadre d'une régularisation au titre de la santé, et ajoute que Michaël pourra toujours revenir si le Tribunal, dans le jugement au fond lui donne raison. Les menaces ont été jugées et rejugées par les instances compétentes, OFPRA et CRR, il n'y a donc pas lieu d'en tenir compte, d'ailleurs si l'on accorde l'asile à tous ceux qui se disent menacés, " où irons-nous Monsieur le Président ? ".

Michaël a peur. Son avocate se lève et lui touche l'épaule avant de s'avancer à la barre. Tour à tour, elle évoque la Convention européenne des Droits de l'Homme, ratifiée par la France, et aujourd'hui bafouée par elle, la Convention internationale des droits de l'enfant. En entendant son prénom, David redresse la tête et regarde sa mère. Elle parle également des troubles toujours importants dans le pays de Michaël et Maria, de l'appartenance de celui-ci à une minorité persécutée…

Ce jour-là, le juge qui doit encore traiter nombre de dossiers, ne pose aucune question, ni à l'avocate, ni à Michaël. Il indique sèchement qu'il rendra son jugement dans un délai bref. L'avocate explique à Michaël, Maria et à leur soutien qu'il faut attendre le résultat, qu'on ne peut pas savoir… Elle explique que depuis la réforme de la loi en juillet 2006, les magistrats du Tribunal administratif sont contraints de juger beaucoup plus vite, et que par manque de moyens, les tribunaux ont recours à des magistrats honoraires, retraités, dont la spécialité n'était pas forcément le droit des étrangers et qui ne bénéficient d'aucune formation de mise à niveau…

Après l'audience, Michaël retourne au centre de rétention car le juge des libertés, qu'il avait vu le matin même, a refusé de l'assigner à résidence : l'habitat en hôtel n'était pas jugé assez fiable. Michaël a dit à l'avocate que s'il n'avait tenu qu'à lui, il aurait préféré vivre en foyer ou en appartement, mais qu'on ne lui avait proposé que l'hôtel, pour aujourd'hui le pénaliser… Il a du mal à comprendre le fonctionnement de la France…

Au moment de quitter la salle des pas perdus, David se jette sur son père et se met à hurler. Il ne veut plus qu'on les sépare. Maria est effondrée. La maîtresse de David s'approche pour le retenir, lui expliquer, tenter de le rassurer. Michaël s'éloigne déchiré, David pleure, donne des coups à tous ceux qui essaient de le consoler.


Quatrième épisode : pour finir ?

A son retour au centre de rétention, Michaël apprend qu'Abdel a été emmené à Marseille pour être reconduit en bateau vers l'Algérie. Il n'est même pas passé par le Tribunal : après avoir reçu l'obligation de quitter le territoire, suite à sa dernière demande de régularisation, Abdel n'a pas fait le recours dans le délai d'un mois, il ne savait pas que la loi avait réduit les délais. Il pouvait donc être renvoyé directement, sans ultime examen par les juges.Le lendemain en fin d'après-midi, Michaël apprend que le juge a décidé de confirmer la possibilité de son renvoi hors de France, estimant que la Préfecture n'avait pas enfreint la loi en lui refusant un titre de séjour, à partir du moment où Maria en avait un, mais il a interdit son renvoi dans son pays, en raison des risques pour sa sécurité. Quelques personnes du comité de soutien l'attendent devant le centre de rétention. Maria et David sont avec eux. Michaël serre son fils dans ses bras. Il sait qu'il est libre, mais toujours sans-papiers, à la merci d'une nouvelle arrestation.

Si Michaël, Maria et David sont issus de notre imagination, leur parcours est celui de nombreux hommes et femmes que nous avons rencontrés. Leur histoire n'est qu'une recomposition d'autres destins, d'autres histoires de vie. Ceux de Ming-Ming, Fatima, Salah, Hourey, Mirel et les autres depuis cette rentrée 2006, en France. Lorsque nous commençons à admettre l'inadmissible, à banaliser l'intolérable parce qu'il nous semble lointain, alors c'est un peu de notre démocratie et de nos droits que nous laissons disparaître.

(*) Politologue, formatrice et militante
(**) Juriste, formatrice et militante
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(1) Les auteures militent toutes les deux à Resovigi, réseau de citoyen engagé dans la défense des droits des étrangers (www.resovigi.org)
(2) Loi nº 2006-911 du 24 juillet 2006 art. 23 II Journal Officiel du 25 juillet rectificatif JORF 16 septembre 2006
(3) Article 9 Convention internationale des droits de l'enfant.

~ Ecarts d'identité N° 108 : "Faire mémoire. Traces des migrants en Rhône-Alpes" - juin 2006 ~

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