Les figures du demandeur d'asile

Carolina Kobelinsky (*)

es réfugiés et, plus largement, les immigrés se sont constitués dans les dernières décennies comme une question sociale omniprésente et un enjeu politique majeur. Depuis que la France a décidé de fermer ses frontières à l’immigration de travail en 1974, suspicion et victimisation sont entrées dans la politique d’asile comme les deux extrémités d’une bascule dont le poids va de l’une à l’autre à tour de rôle, dans un jeu de tensions dynamique. Si, il n’y a pas si longtemps, réfugiés et immigrés étaient traités (et perçus) comme deux catégories différenciées – les réfugiés ayant éventuellement droit à un traitement préférentiel–, actuellement les frontières entre les demandeurs d’asile et les immigrés semblent s’évaporer dans les discours et les politiques menées à leur égard.

Après la chute du mur de Berlin et l’ouverture des anciens pays communistes, les flux migratoires se sont accrus de manière considérable. En 2004, la France est devenue le pays européen qui a reçu le plus grand nombre de demandes d’asile, dépassant les 60 000 dossiers. Cependant, le statut de réfugié constitue aujourd’hui une ressource presque exceptionnelle : moins de 20% seulement des demandeurs obtient une réponse positive. Les personnes qui risquent leur vie pour migrer, celles qui fuient la mort, celles qui échappent à la famine, sont toutes englobées sous le stigmate de « clandestins ». C’est ainsi qu’il peut y avoir des « vrais » et des « faux » réfugiés, c’est ainsi que la suspicion pèse sur tout étranger qui demande l’asile et que la recherche désespérée de « preuves » de persécution est devenu un impératif. On voit même apparaître des notions juridiques comme celle de demande « manifestement infondée » ou de « pays sûrs » qui permettent de rejeter bon nombre de dossiers avant même qu’ils ne se présentent, ce qui met en évidence l’intentionnalité restrictive et dissuasive de ces régulations.

Dans ce contexte de délégitimation croissante de l’asile, il est nécessaire de s’interroger sur les représentations sociales attachées au demandeur d’asile. De qui parle-t-on quand on parle des demandeurs d’asile ? Il ne sera pas question ici de décortiquer la convention de Genève (où, d’ailleurs, une telle dénomination n’existe point), ni d’essentialiser la notion de réfugié en cherchant à énumérer des caractéristiques substantives et immuables qu’on retrouverait (ou non) chez les demandeurs d’asile. Il s’agira plutôt d’utiliser cette interrogation comme le fil d’Ariane pour approcher, dans une démarche ethnographique, les figures du demandeur d’asile à travers les représentations des intervenants sociaux de deux centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA), gérés par différentes associations sous tutelle de l’Etat.1 

Les CADA ou la « gouvernementabilité » des demandeurs d’asile

Les politiques publiques en matière d’asile en France ont toujours été intimement liées à l’activité de diverses associations loi 1901. Comme le souligne Gérard Noiriel (1991), à partir des années 1950 les associations commencent à se soumettre progressivement aux normes bureaucratiques et deviennent la formule privilégiée par l’Etat pour assurer son contrôle dans la sphère de l’assistance sociale. Dans le cadre des politiques d’accueil des réfugiés, les Centres provisoires d’hébergement sont créés à titre expérimental en 1974. Financés par l’aide sociale, le dispositif national d’accueil qui pilote l’ensemble des structures est longtemps géré par l’association France Terre d’asile (jusqu’à décembre 2003). Les CADA, qui accueillent spécifiquement des demandeurs d’asile, voient le jour à la fin de l’année 1991. Il s’agit de structures d’hébergement collectif qui assurent un suivi sanitaire, une aide pour le dossier juridique, la scolarisation pour les enfants de moins de 16 ans et un accompagnement social. Selon une brochure de France Terre d’Asile, elles « répondent à une situation de précarité extrême qu’entraîne la suppression depuis le 1er octobre 1991 du droit de travail, auparavant accordé automatiquement aux demandeurs d’asile ». Un référent social l’explique différemment : « Les CADA apparaissent au début des années 90, en 1991 je crois, pour remplacer l e droit au travail qui a été interdit aux demandeurs d’asile. Parce qu’ils n’avaient pas de possibilité de travailler, ils n’avaient pas non plus de possibilités de trouver un logement. En fait, le dispositif est créé un peu pour déculpabiliser le gouvernement et la société ». 

Structure « solidaire » selon la brochure ou « déculpabilisante » selon ce référent, les CADA viennent rendre visible le glissement d’une politique de l’immigration vers une politique de gestion de demandeurs d’asile fondée de plus en plus sur l’encadrement de cette population « indésirable » (Marrus, 1985).

Tout comme le statut de réfugié, le CADA constitue, néanmoins, une ressource rare à laquelle la plupart des demandeurs d’asile n’ont pas accès. L’ensemble du dispositif compte 16 000 places, aussi, seul un quart des demandeurs est assisté dans ces conditions. Les trois quarts restant bénéficient d’une aide financière pendant 12 mois, même si la procédure d’asile excède souvent ce délai. Les « résidents » du CADA ont ainsi le double privilège d’être assistés pendant plus longtemps et de bénéficier d’une aide technique pour construire leur dossier. Ce n’est pas un moindre avantage au vu des taux d’obtention du statut considérablement plus élevé pour les requérants à l’abri du dispositif. Pour plusieurs de mes interlocuteurs, c’est un soulagement de pouvoir vivre au Centre : ils n’ont plus désormais à chercher où ils dormiront le lendemain et ils profitent du soutien (technique et/ou moral) des professionnels du CADA qui  «savent quoi faire ». Sans aucun doute, vivre un temps plus ou moins prolongé en CADA se révèle la meilleure option si l’autre possibilité est de se trouver dans la rue, sans ressources matérielles et sans le « savoir faire » nécessaire pour s’insérer efficacement dans la logique bureaucratique. Toutefois, l’entrée au CADA n’est pas sans conséquences. L’aide compassionnelle entraîne une forme de gouvernementalité2  fondée sur le confinement et la réduction de la marge de manoeuvre des demandeurs d’asile. Sans être un espace d’exception, tel le « camp », le CADA est un espace d’indéfinition et d’ambiguïté où les pratiques oscillent entre le contrôle et la compassion. Un espace liminaire où se développe une temporalité de l’attente liée à la procédure d’asile : le temps y semble suspendu, entre parenthèses.

L’entrée au sein du dispositif provoque, dans une certaine mesure, la perte de la maîtrise de soi. Ils dépendent du CADA pour recevoir l’allocation, pour le logement et pour la scolarité des enfants. Impossible de s’absenter quelques jours du foyer sans en avertir les référents sociaux. Ils doivent se conformer à leurs instructions et voient le moindre détail de leur vie inscrit sur un dossier. Les demandeurs d’asile se sentent dépendants et ils le sont effectivement. L’assujettissement leur colle l’étiquette de victimes assistées. En définitive, c’est au nom de leur condition de victimes que les demandeurs d’asile reçoivent l’assistance du dispositif. Mais comment sont-ils considérés par les professionnels des centres d’accueil ? Comment sont-ils pensés par les assistantes sociales, les médecins, les employées qui suivent les dossiers juridiques ?

A partir de l’observation des pratiques quotidiennes en CADA, des conversations informelles et des entretiens menés auprès des professionnels et des « résidents », il m’a été possible de dégager trois figures du demandeur d’asile que j’ai nommées : le héros, l’imposteur, le débrouillard.

La figure du héros

Dans le premier cas, les « résidents » sont perçus comme des personnes souffrantes qui ont dû consentir des sacrifices pour sauver leur vie et celle des leurs. Pour ces raisons ils sont respectés, parfois admirés. Aux yeux des travailleurs sociaux, le demandeur d’asile est un réfugié, un « vrai », même s’il n’a pas (encore) obtenu le statut. C’est un être respectable et honnête. Plusieurs intervenants que j’ai rencontrés m’ont fait part de leur grande admiration pour « ces gens qui doivent tout quitter et qui ont du courage pour recommencer ». Dans une réunion avec des « résidents », un des responsables de l’établissement leur disait : « Je vous respecte en tant qu’adultes qui ont pris des décisions importantes. Vous avez du courage, même plus que moi. Je vous respecte parce que vous avez décidé de quitter votre pays et vous avez fait un choix difficile ».

Dans un entretien, une assistante sociale affirmait : « La guerre, l’exil, ces gens qui n’ont aucun choix de vivre en liberté, ils se sacrifient… La guerre, je veux dire, la guerre humaine, quoi, est un des drames du XXe siècle. On dit que l’homme a évolué, mais on n’a pas évolué tant que ça. Et ces gens doivent prouver tout ça, ce n’est pas évident… C’est un parcours de combattant ». Si au niveau du dispositif ils sont bien des victimes, pour certains professionnels, comme on a pu l’apprécier dans les extraits ci-dessus, à cela s’ajoute un plus de bravoure. Des «combattants », « courageux » qui « se sacrifient » mais qui « souffrent énormément ». Distingués par leur courage, leur noblesse, leur dévouement à une cause, ces êtres dotés de grandes valeurs morales qui éveillent l’admiration, évoquent une figure qui ressemble au héros tragique. Il s’agit d’un être dont la douleur rend digne et dont les souffrances permettent de tirer un enseignement.

L’extrait de mon cahier de terrain ci-dessous permet d’apprécier comment cet imaginaire opère dans le quotidien de l’accueil au foyer : C’était la réunion de bienvenue avec les nouveaux arrivants, une intervenante sociale et une interprète. Thérèse insiste sur le fait que les demandeurs d’asile doivent faire preuve de leur honnêteté : [elle s’adresse directement à M. Banov qui a reçu des amendes pour voyager dans le métro sans payer le ticket de transport en lui disant :] « mais vous n’allez plus frauder, vous devez montrer que vous êtes quelqu’un d’honnête, si vous demandez l’asile vous devez montrer votre honnêteté ».

C’est précisément dans un tel cas de figure que se joue souvent l’attribution des « petites aides » financières de manière discrétionnaire. Bien qu’il existe une procédure formalisée et standardisée d’attribution des aides (en argent ou en tickets), distribuer quelques tickets de plus demeure possible. D’après ce que j’ai pu observer, il s’agit dans ces cas de « petites aides » attribuées généralement par les référents sociaux à des « résidents » dont ils se sentent proches ou dont l’histoire les a particulièrement émus. Voici un exemple extrait de mon journal de terrain : Nous sommes toutes les trois dans le bureau de l’assistante sociale [l’intervenante, la jeune femme et moi]. La dame fond en larmes, sa fille est hospitalisée mais l’hôpital est trop loin et elle n’a plus d’argent pour acheter les tickets de métro pour aller lui rendre visite. La petite n’a que 12 ans. Elle dit qu’elle n’en peut plus, qu’elle n’est pas habituée à « demander, demander tout le temps ». Elle fait un geste de ses mains, comme si elle était une mendiante, elle pleure (...) L’assistante lui dit « madame, je ne peux plus vous donner des tickets. Allez voir le directeur, expliquez-lui la situation, peut-être qu’il va comprendre et qu’il vous donnera quelques tickets ». (…) Elle part et l’assistante ne peut pas retenir ses larmes. Elle me dit, « j’ai déjà parlé [avec les responsables] pour elle mais ils ne font rien… Je lui ai donné des tickets la semaine dernière mais maintenant j’en ai pas… ».

La figure de l’imposteur

Il est possible de dégager une deuxième construction qui apparaît comme le miroir renversé du héros. La figure de l’imposteur est pourtant beaucoup moins claire, ses contours sont moins définis. De l’être souffrant et méritant qu’était le demandeur d’asile dans le premier cas, il devient ici un être perturbateur, menaçant, un profiteur, un fraudeur. L’équivalence entre demandeur d’asile et réfugié ne fonctionne plus : tous les résidents ne sont pas des réfugiés. La suspicion hante le dispositif de manière plus ou moins voilée. Certains commentaires des professionnels, le plus souvent faits au cours des pauses café ou lors des conversations off the record, peuvent être analysés à travers ce prisme :  juste après la réunion de l’équipe du CADA, où certaines intervenantes avaient critiqué le travail du service médical du foyer, une intervenante disait à ses collègues : « Dans le service médical on traite les gens comme des chiens… et ils pensent toujours que les certificats sont faux ! Une autre intervenante ajoute : ce n’est pas possible, toutes les familles se plaignent de la même chose ». Une résidente me parlait de sa voisine de couloir et manifestait un sentiment similaire: « Elle a dû se faire opérer, elle venait de sortir de l’hôpital (...) Elle est allée le voir [elle se réfère à un employé du Centre] avec les papiers du médecin mais il ne voulait rien savoir avec ces certificats, je sais pas…, il a dit que c’était pas bien, il croyait pas. Il croit jamais rien et en plus il maltraite les gens ». Un employé me disait lors d’une conversation dans la salle de café : « Moi, je m’en fous s’ils sont des réfugiés ou pas mais il y a des gens ici qui (...) quand ils voient pas l’histoire, ils les traitent vraiment comme des animaux ».

L’évaluation morale des demandeurs d’asile se pose à un double niveau. D’une part, un doute pèse souvent sur la vérité de l’histoire du demandeur d’asile et ils sont alors soumis à une épreuve de crédibilité. D’autre part, ils sont jugés en fonction des attitudes quotidiennes qu’ils adoptent vis-à-vis des intervenants et des autres « résidents ». Ainsi, l’imposteur est celui qui a inventé/acheté son récit (il devient un fraudeur) et/ou celui qui profite de la générosité de l’aide sociale (il est un profiteur). Une intervenante sociale me confiait lors d’un entretien : « Des fois, je me dis que ce n’est pas de vrais réfugiés, qu’ils n’ont pas soufferts de persécutions. Ils vont se balader, ils demandent un logement, un appartement… et c’est l’assistante sociale qui s’occupe de tout ». 

Au quotidien on aperçoit cette ambivalence sentimentale chez les intervenants des deux associations étudiées : soit le demandeur d’asile est idéalisé, soit il est conçu comme un imposteur qui profite de l’aide offerte par le CADA. Ces deux figures antagoniques apparaissent généralement dans les pratiques et les discours d’employés de profils divers : les éducateurs spécialisés, les « anciens » des deux associations qui n’ont pas forcément de formation dans le travail social, des salariés qui ont été eux-mêmes réfugiés et qui, selon un jeune référent, « se disent que ceux qui arrivent maintenant ne sont pas comme eux ».

Néanmoins, les deux figures présentées ne sont pas une originalité des CADA. Elles font écho, ou plutôt, constituent le reflet des représentations qui se produisent et reproduisent à l’extérieur des centres d’accueil, sur la scène médiatique et politique nationale. Cette construction vient donc se juxtaposer à la logique binaire régnante: le « vrai » réfugié est un héros souffrant, une noble victime de la haine et des injustices d’autrui méritant l’aide offerte; tandis que le « faux » réfugié est un être obscure qui n’hésite pas à tirer profit d’un système beaucoup trop généreux.

Invoquer la générosité du CADA, celle du dispositif national d’accueil et même celle de la France sont des arguments couramment utilisés par certains professionnels pour disqualifier les demandes particulières des « résidents ». Il n’est pas rare d’entendre, lors des réunions d’équipe des phrases telles que : « ils ont de la chance », « en tout cas, c’est mieux que dans les hôtels comme ils étaient avant », ou « ils ne peuvent pas trop se plaindre, ils ont ce qu’il leur faut ici », « ils ont beaucoup plus de chance que la plupart des demandeurs d’asile».

La figure du débrouillard

Au début de l’enquête, je pensais la question tranchée : héros ou redoutable imposteur, ainsi semblaient se distribuer les représentations. Cependant, j’ai pu nuancer cette opposition en approfondissant mes observations et en intégrant les critiques des intervenants qui ont lu mon travail. A ces deux figures s’ajoute une troisième, dotée de courage et d’une certaine dignité mais, surtout, capable de lutter pour se tirer d’affaire. Il s’agit du demandeur d’asile débrouillard.

Cette construction apparaît dans le discours des intervenants de la jeune génération. Ceux-ci n’ont encore passé que peu d’années auprès des demandeurs d’asile et sont plus ou moins engagés dans la défense de l’égalité dans l’accès aux droits. Il s’agit généralement de professionnels (référents sociaux, animateurs) qui ont une première formation en histoire ou en lettres et d’employés qui ont une formation en droit ou en sciences politiques. Ces intervenants adoptent souvent une position critique vis-à-vis de l’association où ils travaillent. Le sentiment d’admiration qu’ils éprouvent à l’égard des qualités tel que le « courage » des exilés ne se traduit pas pour autant en une vision héroïque. En de termes plus concrets, ils supposent que ces gens ont souffert et qu’ils souffrent encore, peu importe qu’ils aient ou non « un bon dossier ». Cela ne signifie pas, aux yeux de ces professionnels, que ces personnes ne soient pas des réfugiés. En fait, ils estiment que le fait d’être ou de ne pas être réfugié ne dépend pas forcément de leur dossier. Ils envisagent la reconnaissance de la qualité de réfugié comme une construction sociale et estiment que l’octroi du statut diffère du fait d’être un réfugié. Il existerait en ce sens une dimension ontologique du réfugié. « Pour moi, m’expliquait ainsi une intervenante, ils sont tous des réfugiés… Réfugiés parce qu’ils n’ont pas le choix, soit pour des raisons politiques soit pour des raisons économiques… Pour moi la notion de réfugié économique a un sens ».

S’ils suscitent l’hostilité, la suspicion chez ceux qui les voient comme des imposteurs, et s’ils peuvent éveiller aussi l’émotion, l’angoisse, la tristesse ou l’admiration chez ceux qui les considèrent comme des héros, les demandeurs d’asile débrouillards peuvent également éveiller l’empathie. Un animateur me disait : « C’est des gens qui sont dans la merde et qui font tout leur possible pour s’en sortir, pour nourrir leur gosses (…) je ne sais pas si je ne ferais pas pareil dans leur situation ».

La (dé)construction quotidienne des indésirables

Les représentations sociales sont labiles et les professionnels « du social » ne sont pas attachés à une image stylisée et immuable du demandeur d’asile. Ainsi, un référent qui affirmait ne pas s’interroger sur la vérité des récits – partant du principe que tout « résident » est un réfugié –, m’a confié quelques temps plus tard à propos d’une famille africaine : « c’est la seule famille dont on ne croit pas l’histoire ». De même, cet intervenant qui déclarait plus haut se mettre à la place des demandeurs d’asile et tenter de comprendre leurs attitudes, m’a présenté l’un d’eux en ces termes lors d’une sortie récréative au musée : « Carolina, je te présente Monsieur …., il vient du Kosovo, il participe toujours, il joue le jeu, il est un demandeur d’asile modèle, il ne travaille pas, il est toujours là. [S’adressant au monsieur, il dit :] Si tous étaient comme toi… ». 

Ces pages constituent un essai, forcément sommaire et schématique, visant à dégager les figures du demandeur d’asile imprégnant les pratiques observées et les discours recueillis au sein des CADA. Le traitement des demandeurs d’asile au quotidien semble différer en fonction du jugement moral porté sur la personne. L’image du demandeur d’asile héros est construite par certains intervenants qui qualifient le demandeur d’asile au regard de son passé. C’est le « combat » qu’il a mené pour vaincre ce passé de violence et d’injustices qui fait de lui une victime héroïque et lui confère une dimension « digne d’admiration ». La lecture de son présent à travers la grille d’un passé romantique permet d’éveiller la compassion des intervenants qui essaient de lui procurer un soutien moral et matériel. La représentation antithétique (et pourtant complémentaire) est celle que j’ai appelée le demandeur d’asile imposteur. Il provoque le doute et produit des rapports minés par la méfiance. Si le récit de son passé est jugé peu crédible, voire fallacieux, il devient un « fraudeur ». Si ses attitudes au quotidien sont conçues comme irrespectueuses et malhonnêtes, il s’agit d’un « profiteur ». L’accent est mis sur l’indignité de l’imposteur.  Finalement,  une troisième figure vient nuancer les deux autres et s’en détacher : le débrouillard. Il suscite l’empathie des professionnels qui portent un regard bienveillant et compréhensif à son égard. Cette construction est ancrée sur un présent de « bosseur » et de « courageux » plus que sur un parcours passé, de fait méconnu ou ignoré.

Héros, imposteur, débrouillard, ces constructions s’articulent et se décomposent mille et une fois dans les pratiques des CADA et constituent les différentes formes qu’acquièrent les indésirables d’aujourd’hui dans le quotidien de l’accueil.


* Doctorante d’anthropologie, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et CRESP (Paris)

(1) Ce travail s’appuie sur un corpus ethnographique recueilli pour ma thèse en cours, en deux périodes, décembre 2003/avril 2004 et octobre 2004/juin 2005. Le travail de terrain, fondé sur l’observation participante et des entretiens semi structurés avec des « résidents » et des professionnels, a été mené dans deux CADA gérés par deux associations faisant partie du dispositif national d’accueil. Afin de préserver l’anonymat de mes interlocuteurs, les noms (des personnes et des associations) ont été omis ou modifiés.

  (2) Suivant les analyses de Michel Foucault (1994), cette notion renvoie à l’ensemble de relations qui visent à « conduire la conduite » des autres, c’est-à-dire qu’il s’agit de l’ensemble de pratiques destinées à structurer le champ éventuel d’action des autres.


Bibliographie citée :

* Foucault, Michel (1994). Dits et écrits, 1954- 1988, tome IV, Gallimard, Paris.

* Marrus, Michael (1985). The Unwanted : European refugees in the twentieth century, Oxford University Press.

* Noiriel, Gérard (1991). La tyrannie du national. Le droit d’asile en Europe 1793-1993. Paris, Calmann-Lévy.



Je remercie mon directeur de thèse Didier Fassin pour sa lecture critique d’une première version de cet article et Estelle d’Halluin pour la correction du français ainsi que pour la pertinence de ses remarques. Néanmoins, j’assume toute la responsabilité du résultat final.

~ Ecarts d'identité N° 107 : "Les demandeurs d'asile - espoirs et déboires" - déc 2005 ~

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