Pourquoi l'hospitalité ?

Anne Gotman (*)

Pourquoi l’hospitalité ? S’agit-il d’une métaphore langagière destinée à réveiller les consciences ? Ou d’une notion permettant de réfléchir autrement à tout ce qui se réclame aujourd’hui de l’accueil : textes de lois et d’orientation, métiers, dispositifs... calés sur des normativités politiques, juridiques et professionnelles, aux pratiques et aux politiques d’accueil qu’il s’agit de soumettre à une lecture anthropologique susceptible de renouveler leur appréhension ? En tant que responsable du programme de recherches Villes et Hospitalité soutenu par le Ministère de l’Equipement (PUCA), le Ministère de la Recherche (ACI-Villes) et la Fondation Maison des sciences de l’homme (Paris), j’ai pu en effet mettre à l’épreuve un questionnement que l’agenda politique n’a fait que nourrir et renforcer tout au long des dix années qu’a duré ce programme : accueil des SDF, dont le coming out tenait moins à la nouveauté du phénomène qu’à l’écart croissant entre pensée et action ; mouvement des « sans papiers » occupant les églises et entraînant des manifestations d’opposition à leur expulsion et au contrôle de l’hébergement privé (ce dernier aujourd’hui dûment encadré) ; raidissement des prises de position politiques sur le thème de l’immigration bientôt relayé par celui de la sécurité et aujourd’hui du voile, sans oublier les personnes âgées, la pénalisation de la mendicité, du nomadisme etc.. Ces phénomènes, qui s’inscrivent dans un mouvement de grande ampleur conjuguant deux tendances fortes, à savoir le renforcement de la division internationale du travail et le démembrement du salariat comme horizon de la vie quotidienne, appellent en effet des analyses inscrites dans la longue durée, non pour en relativiser la signification, mais pour mieux en démêler les traits, permanents et contingents, les agencements et les sources. Il s’agit, on le comprend, non de se placer sous l’égide d’une référence morale tenant lieu de métaphore, mais bel et bien de prendre l’hospitalité comme un opérateur concret d’analyse, déclinable et applicable hic et nunc. Mais l’interrogation incluse dans le titre renvoie aussi à un autre usage de la notion d’hospitalité qui est cette fois rhétorique et dont les attendus, dans certains contextes, sont d’une nature toute autre que ceux de l’anthropologie. L’hospitalité y sert en effet de contre-référence au droit, et marque ainsi non pas l’inscription dans la longue durée, mais l’appel à un passé d’avant le droit. C’est de ces effets idéologiques de l’invocation de l’hospitalité que je parlerai en un second temps.
Les politiques d’accueil vues sous l’angle de l’hospitalité
En tant que modèle anthropologique, l’hospitalité se définit par une situation où l’hôte, qui est chez lui, reçoit l’étranger, qui ne l’est pas, et lui offre tout ou partie des ressources nécessaires à son séjour. Cette définition sommaire a trois implications : a) l’asymétrie de la situation en termes de souveraineté, au profit de l’hôte ; b) l’obligation d’aide envers l’étranger ; c) l’absence d’autonomie de l’étranger. Nous reviendrons sur chacune de ces dimensions. Mais avant cela, il faut revenir sur les conditions préalables à l’exercice de cette interaction, à savoir les procédures d’admission et de qualification de l’étranger. Qui admet-on et au nom de quoi ? Où place-t-on la frontière entre les admissibles et ceux qui ne le sont pas, et selon quels critères ? Avant la question de l’accueil proprement dit, la question de l’hospitalité s’introduit donc à ce premier niveau : celui des codes, des règles et des lois définissant les procédures d’admission et de sélection des étrangers – étrangers au pays, étrangers à la cité, étrangers à l’organisation qualifiés comme « autres » en vertu de leur provenance, de leur mobilité, de leur culture ou de leur religion.
Frontières et appartenances
Nous évoquions le renforcement de la division internationale du travail et le démembrement du salariat ; or, si la pression de ces deux mouvements sur les formes de régulations politiques est durablement installée, ses territoires d’application se démultiplient. La première question à se poser est dès lors : où se situent les frontières entre les in et les out ? Entre les established et les outsiders ? Comment et par qui sont-elles régulées ? Sur quels critères se fondent la qualification des membres et des non membres d’une entité territoriale ? De l’appartenance et de la non appartenance ? La question même de l’hospitalité est en effet issue des barrières de tous ordres – juridiques, professionnelles, foncières, sociales, culturelles -, érigées par les entités territoriales désireuses de protéger leur souveraineté et leur cohésion face à l’arrivée de non ressortissants susceptibles d’entamer leurs positions et, pour les plus pauvres, de grever leurs charges d’assistance. Dans le monde contemporain, les barrières les plus visibles se dressent autour des Etats, sachant que, contrairement à ce que laisserait supposer le mythe de l’avènement d’une globalisation qui s’est en fait réalisée dès la moitié du 19ème siècle, l’ouverture des frontières est moindre en ce début du 21ème siècle qu’elle ne l’était au début du siècle dernier, et que nous sommes entrés depuis plusieurs années déjà dans un cycle de fermeture des frontières. Surtout, à l’échelle étatique et supra-étatique, il faut considérer non seulement les frontières policières et territoriales, mais également et peut-être surtout les frontières administratives du welfare. Dans les Etats-providence, explique John Crowley(1), les mécanismes et les sites de contrôle sont en effet en grande partie déconnectés des frontières nationales, au sens classique du terme. Qui plus est, les nouvelles formes de l’Etat pénal et carcéral sont elles-mêmes étroitement liées à la fois au welfare (dont elles sont la face sombre) et au contrôle de migrants suspectés de trafic ou de terrorisme. La question n’est donc pas seulement celle de la présence physique sur le territoire, mais celle de la place faite à l’autre. Dans une société bureaucratique, on peut dire qu’il y a autant de frontières que de guichets, et franchir la frontière c’est entrer dans l’organisé, se faire accepter, reconnaître et non pas seulement identifier, plaider pour être éligible à telle ou telle aide ou droit, et pour cela faire valoir non seulement ce qui est juste (right) mais convenable (proper). Or, par un double mouvement de l’histoire, ces épreuves d’admission aujourd’hui imposées par les Etats-providence incombaient hier aux villes (a), puis après avoir été captées par les Etats, leur sont en grande partie revenues aujourd’hui (b). Compte tenu de la décentralisation, il revient en effet principalement aux échelons infra-nationaux, régionaux et surtout municipaux d’assurer le contrôle social et de veiller à la cohésion sociale ; décentralisation qui, dans ses multiples déclinaisons nationales, figure, rappelons-le, parmi les fondements de la construction européenne, et doit s’appuyer largement sur la commune, noyau dur du pouvoir local, son lieu de concrétisation et d’enracinement, considérée comme un réservoir de démocratie et de participation.
La ville d’Ancien Régime
Comme les Etats contemporains, la ville d’Ancien régime était tout à la fois dépendante de l’immigration et désireuse de limiter l’afflux des miséreux. Et, comme les Etats providence d’aujourd’hui, elle se donnait les moyens de sélectionner les entrants en établissant un dégradé de sous-catégories de citoyenneté allant de l’indigène à l’allogène. A titre d’exemple, « les Genevois se répartissaient entre des Citoyens et Bourgeois, participant seuls à une vie politique de plus en plus oligarchique, des Natifs, nés dans la ville de parents étrangers, des Habitants, qui avaient acheté des lettres leur permettant de résider, des Domiciliés, immigrants récents admis à partir du XVIIIe siècle dans le cadre d’un nouveau statut et, au bas de l’échelle, des Sujets, ruraux du petit terroir de la ville »(2). A Hambourg, à Lübeck, à Venise, à Berne, à Amsterdam… « cette segmentation, qui alla en se complexifiant, était à la fois l’agent et le miroir de la fermeture sociale observable à peu près partout » ; elle régule et filtre tout à la fois l’accès au pouvoir, à l’exercice du métier et aux droits de secours. La domiciliation fonctionne en effet dès cette époque comme un facteur essentiel de l’assistance aux pauvres, et, comme le souligne Robert Castel, se poursuivra y compris à l’époque du grand renfermement. Les villes, soucieuses de maîtriser les charges caritatives, s’emploient alors à refouler les pauvres à l’aide des chasse-gueux, à limiter le séjour des passants en leur offrant une brève hospitalité, à dissuader les candidats à l’installation en leur demandant de s’engager à ne rien solliciter avant un certain nombre d’années, et surtout à réduire la quantité des bénéficiaires de leurs hôtels-dieu et maisons de charité en établissant des critères toujours plus strictes d’admission. Ainsi, la rédaction des statuts primitifs de l’Aumône Générale de Lyon ne prévoyait nul critère d’origine ou d’ancienneté résidentielle sauf dans le cas de la femme «chargée d’enfants» qui devait être de la ville et gagner sa vie. « Cependant, écrit Olivier Zeller, les recteurs restreignirent très vite les conditions de l’assistance aux adultes, limitant la distribution de l’aumône aux «natifs de ceste ville» », critère qui prévalut durant tout le 16ème siècle hormis lors de la domination de Lyon par les Protestants, période durant laquelle il fut remplacé par le critère religieux ». Les critères d’ancienneté de résidence apparurent au début du 17ème siècle, restreignant le secours de l’institution aux adultes « demeurés sept ans dans la ville » pour se combiner ensuite aux critères d’origine et n’admettre que les natifs de la ville demeurés sept ans et résidents au moment où ils se présenteraient à l’Aumône. Ultérieurement, les conditions furent encore resserrées et la période de sept années de résidence devait être continue ; toute absence de plus de deux ans faisait perdre les droits d’accès aux secours de l’Aumône Générale. Quant au critère d’origine, il redoublait en fait la distinction entre les pauvres dignes d’être secourus et les mendiants et vagabonds fainéants et sans aveu. Où l’on voit que ces techniques de superpositions de critères discriminants en tout point comparables, par exemple, à ceux qui se sont successivement appliqués, depuis sa création, aux bénéfices de la Couverture Maladie Universelle et de l’Aide Médicale d’Etat (critères de régularité et de stabilité de résidence)(3) n’ont pas été inventés par l’Etat providence, mais par des recteurs municipaux scrutant avec toujours plus de rigueur les prétendants à l’assistance de la communauté urbaine.
Municipalités et frontières du social
Comme la citoyenneté à degrés d’Ancien Régime, l’accessibilité au welfare s’appuie prioritairement sur des conditions de résidence étalonnées selon la durée et la stabilité, du statut de visiteur à celui de ressortissant : cartes de résident accordées pour un, trois ou dix ans, ouvrant des droits eux-mêmes gradués. Or, une loi comme la loi sur la maîtrise de l’immigration et le séjour des étrangers donne différents pouvoirs aux maires : celui de délivrer les certificats d’hébergement (document prévu par la convention de Schengen), et de participer ainsi à l’admission des étrangers sur le territoire national ; ils peuvent également donner leur avis sur l’intégration des étrangers qui sollicitent une carte de résident (et non plus seulement leur naturalisation), et peser ainsi sur l’accès à la solidarité nationale de ressortissants dont ils vont apprécier le degré d’appartenance. Tenues de faire place, éduquer, soigner, secourir ceux des non-résidents auquel l’Etat reconnaît devoir sa protection, les municipalités, qui cherchent le plus souvent à s’y soustraire et cumulent ainsi des retards significatifs, affirment alors être confrontées à des « problèmes insolubles ». Pour avoir tant tardé à s’équiper d’aires d’accueil pour les gens du voyage, les municipalités qui s’y résolvent se voient, par exemple, débordées par le nombre de caravanes et « pénalisées » par leur effort même. Ainsi se forme l’idée de l’afflux, incontrôlable, ingérable, du trop grand nombre, et finalement de la pression exercée par ce trop grand nombre, dont la notion d’urgence est l’illustration. La Couverture Maladie Universelle et de l’Aide Médicale d’Etat qui obligent les établissements hospitaliers à soigner les populations précaires et les étrangers en situation irrégulière se négocient désormais sur la notion d’urgence, et les interprétations que l’on peut en faire, en particulier dans ses rapports avec la résidence : passe-t-elle avant la résidence ou pas ? Car cette protection médicale exige au préalable une domiciliation, service auquel la majorité des Centres communautaires d’action sociale se sont soustraits. Autre manifestation de la résistance des collectivités locales à accueillir la solidarité nationale : le regroupement et la concentration des populations en surnombre, par les unes ou par les autres. L’on sait que, pour trouver des places où stationner, les gens du voyage se sont finalement résolus à « faire nombre » et ainsi forcer l’accès à un territoire qui leur est systématiquement refusé. De même, lorsque la commune de Nanterre hérite, à fin du XIXè siècle, de la fameuse Maison de Nanterre dans laquelle la Ville de Paris puis la Préfecture de la Seine relèguent tous leurs clochards, recueille-t-elle une concentration inédite de pauvres dont elle conteste, encore aujourd’hui, leur légitimité à être là, sur son territoire, et auquel elle finira par dénier toute territorialité. Ces populations mobiles, sans domicile fixe hébergées au Centre d’accueil et de soins hospitaliers (aujourd’hui Etablissement public autonome) sont alors décrétés « ni d’ici ni d’ailleurs ». Renvoyées in fine au secteur « humanitaire », les SDF accueillis au CASH relèveraient de l’Etat, et seulement de lui, ils en seraient les ressortissants exclusifs, ils seraient pour ainsi dire en situation d’extra-territorialité(4). De la même façon, les élus opposés à la loi Besson de 2000 qui, pour la première fois, prévoit de sanctionner les communes qui se déroberaient à leur obligations d’accueil des gens du voyage, finissent par trouver dans cette perte de souveraineté une alternative étatique avantageuse : « que l’Etat se débrouille, que l’Etat assume la totalité de la charge […] que l’Etat assume un service national des aires d’accueil », déclare un sénateur. La responsabilité des maires en sera diminuée d’autant, les risques d’impopularité également. Imposés par l’Etat, les gens du voyage resteront étrangers aux rapports élus-électeurs, à la communauté municipale. Car la communauté, si vilipendée lorsqu’elle est immigrée, est le fondement même de l’élection à l’appartenance communale. N’est-on pas allé jusqu’à imaginer, pour contester le bien-fondé des gens du voyage à en faire partie, de soumettre l’aménagement des aires d’accueil à une enquête d’utilité publique – les gens du voyage ont-ils une utilité publique ?! Sans y être parvenus, les élus ont cependant obtenu le renforcement d’une souveraineté qui augmente leurs moyens d’expulsion et qui, de surcroît, donne aux frontières municipales une consistance inédite. Les communes peuvent en effet expulser les gens du voyage stationnant en infraction sur leur territoire non seulement du lieu où ils stationnent mais de la commune tout entière, rompant la continuité territoriale et la liberté de circulation pour cette catégorie de population(5).
Etrangers à la commune et accès au welfare municipal
Sélectives envers les bénéficiaires de la solidarité nationale, les collectivités territoriales, et parmi elles, les municipalités, pratiquent également une préférence communale au regard de leurs propres politiques sociales en fabriquant des « étrangers à la commune ». Seules ou regroupées, elles ont d’autant plus de marge d’action que les politiques sociales sont désormais territorialisées et transfèrent aux acteurs locaux, à travers des organes de négociation localisés, le soin de donner un contenu aux droits proclamés par la loi (droit au logement, droit à un revenu minimum..), de définir les catégories d’ayants droit et de déterminer les critères de priorité - ainsi d’exercer une véritable magistrature sociale ultimement dépendante des stratégies locales et de la concurrence électorale et économique entre municipalités. Ces techniques de sélection, étayées sur la définition même de l’appartenance qui jouent sur des critères élaborés au coup par coup, par les différents services et secteurs de l’action sociale, en fonction des enjeux et des circonstances, opposent ainsi aux résidents de la commune des qualités différenciées conditionnant l’accès à l’action sociale municipale. Certaines dispositions constituent des infractions à la loi, comme le fait de soumettre la faculté de déposer une demande de logement social à une condition d’ancienneté de résidence ; d’autres jouent sur la confusion entre les notions juridiques en usage dans les différents textes de loi, telles que la résidence « stable », « continue », « habituelle » ou encore le « domicile réel ». Par ce biais, une municipalité peut ainsi adjoindre à la notion de résident des conditions spéciales et exclure de ses ressortissants différentes populations considérées comme « flottantes » : personnes résidant en foyers, en hôtels meublés ou encore en cité universitaire, ne pouvant dès lors bénéficier ni des tarifications des services publics locaux, ni des aides locales facultatives(6). Ce principe de municipalisation de l’assistance aux indigents est fondé, aussi bien sous l’Ancien Régime qu’aujourd’hui, sur l’obligation de secours aux autochtones elle-même ancrée dans l’idée de communauté, familiale, de voisinage, municipale. Cette protection rapprochée, comme l’appelle Robert Castel, postule la priorité accordée à l’autochtone dont on retrouve la trace aujourd’hui, par exemple, dans l’application de la loi sur l’accueil et l’habitat des gens du voyage. Tenus de prévoir des aires d’accueil pour les gens du voyage, les communes de plus de 5000 habitants énoncent clairement, par la voix de leurs maires, que les premiers besoins à couvrir sont ceux des gens du voyage déjà présents sur la commune, a fortiori s’ils sont susceptibles de sédentarisation. Les aires de passage, en revanche, ne sont programmées qu’une fois les populations locales installées. Cette priorité va tellement de soi que lors des débats parlementaires sur le vote de la loi, l’ultime argument opposé à des obligations auxquelles répugnent la plupart des élus locaux sera celui du « droit à la tranquillité des riverains », sans que soit jamais évoqué pareil droit pour les gens du voyage. Ce sont là des exemples parmi d’autres de la manière dont des entités territorialisées sur des bases sociales, communautaires, construisent des étrangers et les laisse au seuil d’un périmètre social dont les contours sont pluriels, hétérogènes et discontinus. Face à des questions si fortement actualisées et si profondément durables, il convient toutefois d’éviter le double écueil évoqué par Tocqueville : ou bien « voir partout des causes générales » ou bien tout attribuer au « décousu des faits journaliers », aux incidents particuliers et aux petits ressorts qui feraient « remuer le monde »(7) ; résister à la tentation du global, ou à celle du local, l’un et l’autre également célébrés quoique nullement symétriques. Car affichages politiques et professions de foi masquent le plus souvent des « stratégies » au coup par coup, des décisions non concertées de bureau, plus difficiles à débusquer, empiriquement, au sein d’institutions hétérogènes que ne le laisseraient supposer les déclarations de politique générale.
Accueil et intégration
Mode de gestion de la frontière, l’hospitalité est plus communément associée à l’accueil proprement dit et, ici, à la période de transition qui va – et s’étire souvent – de l’arrivée à l’intégration, du moins ce que l’on entend par ce terme, car comme les paroles fortes d’Adelmalek Sayad le rappellent si opportunément, l’intégration n’est pas un état mais un travail qui commence sans bruit sitôt l’émigration décidée, et se poursuit jour après jour, dans tous les gestes de la vie quotidienne, en ville, à l’école, au travail(8). Telle n’est pas cependant la vision des established qui revendiquent pour eux-mêmes une identité naturalisée à laquelle ne peuvent prétendre les étrangers qu’après avoir suivi et subi en quelque sorte une période de stage. Ce n’est donc pas, paradoxalement, l’absence mais le trop plein d’accueil dont il sera question ici. Des habitants de Nanterre rappelés avec insistance à un passé migratoire que la mairie invitait à célébrer pour faire valoir un patrimoine culturel riche de diversité, s’écriaient ainsi : « on en a marre d’être accueillis ! » L’hospitalité, avons-nous dit, postule l’absence relative d’autonomie de l’hôte et des besoins spécifiques. Mais cette notion même de besoin, dans l’accueil de ceux que l’on réduit à cette qualification, peut alors se muer en carence et installer l’accueilli dans l’hétéronomie. Les structures ad hoc qui hébergent les pauvres, déclarait Georges Orwell avec le ton incisif de l’expérience qui était la sienne, ne seraient que des hôtels à « huit pence la nuit » s’ils ne reposaient sur le principe implicite selon lequel « un homme assez pauvre pour vivre dans un lodging-house abdique par là même de certains de ses devoirs de citoyen ». Les régimes plus ou moins autoritaires et la « tyrannie mesquine »(9) auxquels sont soumis leurs occupants n’ont d’autre signification que le dépouillement politique pratiqué sur les pauvres et les personnes démunies. Entre l’hôtel et le centre d’accueil, il peut y avoir toute la différence de l’aide apportée grâce à une relation interpersonnelle, mais également tout le contrôle exercé sur chacun des gestes du pauvre qui, pour être bon à secourir, doit rester humble. Qu’un réfugié hébergé en centre d’accueil dispose de quelque argent et choisisse de le dépenser pour couvrir les besoins qu’il estime être les siens, et sa légitimité à être hébergé deviendra suspecte ; quand bien même ses revenus ne lui permettraient pas d’acquitter un loyer, ils autorisent qu’on le remette à sa place, de pauvre qui ne devrait pas dépenser, ou qu’on l’invite à quitter les lieux. Plus structurellement, l’accueil sera, dans maints lieux dédiés, obligatoirement associé à un accompagnement social. Ainsi, le schéma départemental des aires d’accueil pour les gens du voyage doit préciser la nature des actions à caractère social qui leur sont destinées, dont le financement incombe à l’Etat, aux départements et aux organismes sociaux concernés, et dont les modalités de leur mise en œuvre sont fixées par une convention avec le gestionnaire de l’aire d’accueil. Ces dispositions s’inscrivent pleinement dans le traditionnel couplage de l’action sociale et de la politique du logement social dont la mise en place s’est constamment accompagnée, à des degrés divers, de mesures éducatives et même ré-éducatives (à l’hygiène, à l’habiter, à la scolarisation, à l’intégration, à la citoyenneté..) Successivement considérés comme dangereux à l’égal des vagabonds, puis handicapés par leur mode de vie et voués à une réadaptation, et aujourd’hui à l’adaptation (à travers l’habitat notamment), les nomades doivent, pour se faire accepter, passer par de véritables dispensaires d’urbanité. Des mesures destinées à leur faciliter la vie – suppression du carnet de circulation, accès facilité au compte bancaire, création de domiciles de secours, mise en place d’assistantes sociales spécialisées – ne seraient concevables, selon certains élus, que moyennant le renforcement du contrôle scolaire et fiscal, de l’usure pratiquée entre « clans », des « zones de non-droit itinérantes » créées par la drogue ; moyennant aussi une incitation des gens du voyage à s’embaucher. Un député proposait ainsi un amendement prévoyant que les obligations des gens du voyage en termes de scolarisation, d’alphabétisation, de respect de l’ordre et de la salubrité publique soient précisées « dans le schéma départemental » (A.N. 2 juin, 1999). La volonté d’encadrer l’ensemble de la vie des gens du voyage pour dispenser l’urbanité nécessaire à leur voisinage entraîne en effet les élus à en oublier le droit commun. Dépouillés de leur citoyenneté, comme le disait Orwell des pauvres, les gens du voyage ne seraient pas même destinataires des lois existantes. « Vous ne prévoyez aucune mesure dissuasive contre le travail au noir », tempêtait un député, pour des citoyens qui doivent « se soumettre comme les autres au code du travail » ! (ibid.)(10) De même, leur représentativité au sein des commissions consultatives est-elle systématiquement contestée : les « représentants [des gens du voyage] sont très disparates et ne sont jamais les mêmes », affirme un député (A.N. 24 février 2000) ; certaines associations « de défense » des gens du voyage parlent davantage « en leur nom propre » qu’au nom de leurs clients, déclare un autre (A.N. 24 juin 2000). La loi prévoit ainsi de leur accoler des associations d’« amis » des gens du voyage. Or, si la question de la représentativité des membres des commissions départementales n’est soulevée que pour les gens du voyage, nul ne relève, en revanche, la contradiction d’une « représentativité » qui n’est consacrée que par la nomination. Tous les membres des commissions départementales sont en effet nommés par le préfet (les membres des services de l’Etat présents ès-qualité et les maires après désignation par leurs associations départementales quand elles existent). Le secteur de l’accueil, de l’accompagnement social n’a revêtu cette ampleur, faut-il le rappeler, qu’en raison du retranchement de l’administration, des services sociaux et des pouvoirs publics. Nous évoquions les Nanterriens fatigués de se faire accueillir pour hauts faits de culture. Une étude sur la municipalité de Nantes, exemplaire pour l’accueil et la promotion d’étrangers dotés d’un important capital culturel dont la présence rejaillit sur le rayonnement économique de la ville, révèle que les activités culturelles des populations immigrées, encouragées et soutenues par la municipalité, ne le sont qu’exceptionnellement au titre de l’action culturelle, et systématiquement au titre de l’action sociale(11). Ce déclassement, cette imputation traduisent le caractère propédeutique d’une culture dont la fonction reste principalement de socialisation et d’intégration. La différence de culture consentie à l’étranger – qu’il s’agisse de la langue ou de la religion -, correspond d’ailleurs, dans les sociétés libérales, le plus souvent à une forme d’altérité négative. La culture désigne, en fait, une différence irréductible. « C’est leur culture », dira-t-on, d’une différence intraitable. Aujourd’hui, la culture, hier la race…
Rhétorique de l’hospitalité et droit
Je voudrais terminer ce tour d’horizon par la rhétorique de l’hospitalité, notion dont nous avons vu qu’elle implique, premièrement, la sélectivité, deuxièmement, l’asymétrie et une forme de mise en dépendance de l’étranger. Mais l’hospitalité implique également, et peut-être en tout premier lieu, la présence d’une réciprocité qui, par construction, est impropre pour qualifier et décrire une institution accueillant des ayants droit. L’avancée historique des sociétés contemporaines consiste précisément en la substitution de l’hospitalité arbitrale des institutions charitables par une protection sociale définie en droit. Nous avons néanmoins déjà pu apercevoir les tendances – incontrôlées – de certains élus à subvertir le droit par une hospitalité qui, en échange de ses bienfaits, veut pouvoir exiger de ses bénéficiaires une contrepartie ou une compensation. Le dépouillement des débats parlementaires de la loi Besson sur l’accueil et l’habitat des gens du voyage est à cet égard, véritablement exemplaire, dans la mesure où le nomadisme cristallise les positions les plus exacerbées et les plus manifestes de déni de droit. Il faut tout d’abord rappeler que dans la logique même de la loi, l’obligation des communes de plus de 5000 habitants d’accueillir les gens du voyage n’a pu être imposée que moyennant une importante contrepartie, à savoir le renforcement des moyens d’expulsions conféré aux maires contenu dans le fameux article 9 auquel d’ailleurs la loi est souvent réduite. Ici, les maires se considèrent comme les otages de l’Etat, des hôtes forcés, et réclament « en contrepartie » - les mots sont de Louis Besson lui-même – de cet accueil obligé des moyens de police accrus pour expulser les caravanes stationnant en infraction sur leur territoire et toutes sortes de garanties contre les dommages causés par la présence des gens du voyage. Nous rejoignons là, d’une certaine façon, l’hospitalité imposée en temps de guerre pour les troupes en campagne, contre lesquelles les autorités locales n’eurent de cesse de se plaindre et de se révolter. Vis-à-vis des populations accueillies, les maires adoptent une rhétorique constante : celle des droits et des devoirs, dont l’équilibre serait structurellement menacé. Cette loi est ambiguë, dira un autre député oublieux de l’universalité du code pénal, dans la mesure où toutes les obligations des gens du voyage ne sont pas précisées et que « rien n’est dit sur d’autres obligations qui leur incombent, par exemple en cas de vandalisme » ; il réclame soit une mesure spéciale, soit de spécifier dans la loi que les gens du voyage sont également soumis au code pénal (A.N. 2 juin 1999). Plus généralement, il est regretté que le texte de loi n’ait pas explicitement défini les devoirs des gens du voyage, laissant ainsi penser qu’« ils n’ont que des droits », quand ce n’est pas « tous les droits. » Les droits, donnés aux gens du voyage appellent, en contrepartie des devoirs : nous entrons dans la logique du don et de la dette car, sans cela, cette proposition ne serait que pure redondance. Or, si les gens du voyage sont constamment rappelés à leurs devoirs, c’est, que dans l’esprit d’élus réticents, les droits consentis excèdent les devoirs exigés en retour. Autrement dit, les gens du voyage sont redevables à la société.. d’avoir le droit d’être accueillis. Autre dérive de l’hospitalité : la mise en liberté surveillée. A maintes reprises députés et sénateurs veulent introduire dans le texte de loi des rappels à « la » loi qui ne visent pas uniquement la loi Besson, mais toutes les lois de la République. Un amendement proposé en toute première lecture devant l’assemblée nationale voudrait insérer en tête de la loi, l’article suivant : « Le principe de liberté de circulation doit avoir pour contrepartie le respect des règles de stationnement et d’utilisation des aires prévues » (A.N. 2 juin 1999), ce qui reviendrait à rapatrier une liberté constitutionnelle dans un texte législatif et la conditionner au respect de l’ordre public. Un autre député voudrait contre la garantie de la liberté d’aller et venir que « des prescriptions claires sur les obligations des gens du voyage figurent expressément dans la loi […] pour cette catégorie de population » (A.N. 24 février 2000). Imagine-t-on une loi sur le logement social prévoyant que les ayants droit doivent respecter la loi ? Un autre veut inscrire dans le même article 1er l’énoncé suivant : « Les gens du voyage ont l’obligation de stationner dans les aires prévues par le schéma départemental » (ibid.), qui méconnaît purement et simplement le droit à la propriété dont jouissent les gens du voyage ainsi que leur droit à stationner dans les communes non inscrites dans le schéma départemental ; qui les assignerait en somme à résidence. Etrangers à la loi, les gens du voyage ne sont pas éligibles aux droits : rien n’est dit ni proposé sur les mises à niveau qui normaliseraient le statut des gens du voyage comme l’assimilation de la résidence mobile à un véritable logement, l’accès au statut de « vrais locataires » - qui ouvriraient droit aux aides locatives et aux prêts à taux zéro ; ou encore la possibilité d’être domicilié par une association agréée pour percevoir le RMI, à l’égal des personnes sans domicile fixe. Absence de droit de l’étranger : c’est la rhétorique de l’hospitalité célébrée par les tenants de la préférence nationale et autres positions xénophobes qui donne à l’hôte tous les pouvoirs et concentre la souveraineté en ses seules mains. Reste une dernière caractéristique de l’hospitalité qui oblige l’hôte à faire honneur à l’étranger, plus simplement, à le considérer précisément parce qu’il est étranger. Cette rhétorique adoptée par les partisans de l’ouverture des frontières, veut au contraire l’ouverture de droits plus extensifs pour les étrangers. Selon le point de vue adopté, celui de l’hôte ou celui de l’étranger, et selon la nature de ses prérogatives, souveraineté ou obligation, le sens de l’hospitalité, on le voit, peut s’inverser entièrement. n
Notes
(*) Chercheure à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris 1. Crowley (John), 2004, “Where does the state actually start ? Territorial control in the contemporary governance of migration”, Colloque Villes et Hospitalité: desseins et dérives, MSH-PUCA, Paris, 10 février.
2. Zeller (Olivier), 2004, « La place des miséreux et des malades à Lyon, de l’Ancien Régime à nos jours », in Gotman (Anne), Villes et Hospitalité : les municipalités et leurs ‘étrangers’, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, pp. 79-103.
3. Assier-Andrieu (Louis) et Gotman (Anne) (dir), 2004, Immigration et accès aux droits sociaux : enquête sur les logiques discriminatoires, CEPEL/FASILD.
4. Girola (Claudia), 2004, « SDF à Nanterre : des hommes ni d’ici ni d’ailleurs. Chronique d’une construction discursive de l’extraterritorialité », in Gotman (Anne), Villes et Hospitalité : les municipalités et leurs ‘étrangers’, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, pp. 235-260.
5. Gotman (Anne), 2004, « L’hospitalité façonnée par le droit. La loi Besson sur l’accueil et l’habitat des gens du voyage », in Gotman (Anne), Villes et Hospitalité : les municipalités et leurs ‘étrangers’, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, pp. 199-234.
6. Daadouch (Christophe), 2004, « Comment peut-on être Nanterrine ? », in Gotman (Anne), Villes et Hospitalité : les municipalités et leurs ‘étrangers’, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, pp. 121-156.
7. Tocqueville (Alexis de), [1837-1847] (2003), Sur l’Algérie, Paris, Garnier Flammarion, p.28-29.
8. Sayad (Abdelmalek), 1999, La double absence, Paris, Seuil Liber.
9. Orwell (Georges), Essais, Articles, Lettres. 1920-1940, Paris, Ivréa, 1995 pour la traduction française, vol.1, p.152.
10. Gotman (Anne), 2004, « L’hospitalité façonnée par le droit.., ibid.
11. Suaud (Charles), 2004, « Identification et classification des étrangers dans la politique municipale de Nantes », in Gotman (Anne), Villes et Hospitalité : les municipalités et leurs ‘étrangers’, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, pp. 447-470.
~ Ecarts d'identité N° 106 : "Trente ans d'accueil des étrangers en France" ~ juin 2005 ~

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